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Cour d'Appel de Rennes 22.01.2008

- wikisource:fr, 29/07/2008

Gardes à vue trop longues, s'agissant de simples témoins, et non-restitution de biens saisis et conservés pendant huit ans: le texte complet de l'arrêt de la Cour d'Appel de Rennes condamnant l'Etat pour dysfonctionnement du service public

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS COUR D'APPEL DE RENNES ARRÊT DU 22 JANVIER 2008 COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DELIBERE :

Madame Anne ARNAUD, Président de chambre, en son rapport Madame Anne TEZE, Conseiller, Madame Odile MALLET, Conseiller, GREFFIER : Monsieur Jean CAHIERRE, lors des débats et lors du prononcé MINISTERE PUBLIC : Monsieur du CREHU, substitut général Auquel l'affaire a été régulièrement communiquée.

DÉBATS : A l'audience publique du 27 Novembre 2007

ARRÊT: Contradictoire, prononcé par Madame Anne ARNAUD, Président de chambre, à l'audience publique du 22 Janvier 2008, date indiquée à l'issue des débats.

APPELANTS ;

Madame Annick LAGADEC épouse CERVERA 35000 RENNES représenté par la SCP D'ABOVILLE,DE MONCUIT SAINT-HILAIRE & LE CALLONNEC, avoués assisté de la SCP BOUESSEL DU BOURG - CRESSARD - ERMENEUX -LAMON - LE GOFF - BONNAT - LE FLOCH, avocats

Monsieur Claude LE DUIGOU 56100 LORIENT représenté par la SCP D'ABOVILLE,DE MONCUIT SAINT-HILAIRE & LE CALLONNEC, avoués assisté de la SCP BOUESSEL DU BOURG - CRESSARD - ERMENEUX - LAMON - LE GOFF - BONNAT - LE FLOCH, avocats

Monsieur Olivier MANTEL F 31550 SENTA BAGELA – OCCITANIA représenté par la SCP D'ABOVILLE,DE MONCUIT SAINT-HILAIRE & LE CALLONNEC, avoués assisté de la SCP BOUESSEL DU BOURG - CRESSARD - ERMENEUX - LAMON - LE GOFF - BONNAT - LE FLOCH, avocats

Monsieur Philippe bonnet 44600 SAINT-NAZAIRE représenté par la SCP D'ABOVILLE,DE MONCUIT SAINT-HILAIRE & LE CALLONNEC, avoués assisté de la SCP BOUESSEL DU BOURG - CRESSARD - ERMENEUX - LAMON - LE GOFF - BONNAT - LE FLOCH, avocats

Monsieur René LE DIGUERHER 56600 LANESTER représenté par la SCP D'ABOVILLE,DE MONCUIT SAINT-HILAIRE & LE CALLONNEC, avoués assisté de la SCP BOUESSEL DU BOURG - CRESSARD - ERMENEUX - LAMON - LE GOFF - BONNAT - LE FLOCH, avocats

INTIMÉE :

L'AGENT JUDICIAIRE DU TRESOR représentant l'ETAT FRANÇAIS 6 rue Louise Weiss 75013 PARIS CEDEX 13 représentés par la SCP JACQUELINE BREBION ET JEAN-DAVID CHAUDET, avoués Me BILLAUD Avocat EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE

Soutenant avoir été victimes du fonctionnement défectueux de la justice du fait des gardes à vue dont ils avaient fait l'objet dans le cadre de procédures pénales diligentées ensuite de la commission d'attentats, Mme LAGADEC, M LE DUIGOU, M MANTEL et M bonnet ont assigné, selon acte du 10 Mai 2001, le Trésor Public, représentant l'Etat Français, devant le Tribunal de Grande Instance de RENNES aux fins d'indemnisation.

Par jugement du 23 Septembre 2002, le Tribunal a sursis à statuer sur leur demande relative aux conditions de leur placement en garde à vue jusqu'à la clôture de l'instruction pénale en cours.

M LE DIGUERHER est intervenu volontairement aux débats, sollicitant outre la réparation du préjudice résultant de son placement en garde à vue, la réparation de ceux liés aux conditions de cette garde à vue et à la non restitution des objets saisis.

Par jugement du 17 Janvier 2005, le Tribunal a déclaré irrecevable la demande de M LE DIGUERHER relative à son ordinateur et l'a débouté de ses autres demandes, tout comme Mme LAGADEC, M LE DIGUOU, M MANTEL et M BONNET.

Appel de cette décision a été interjeté par Mme LAGADEC, M LE DIGUOU, M MANTEL, M bonnet et M LE DIGUERHER et, par arrêt du 7 Novembre 2006, la Cour a ordonné la communication de la procédure au Ministère Public.

Aux termes de leurs dernières écritures en date du 26 Mars 2007, Mme LAGADEC, M LE DIGUOU, M MANTEL, M bonnet et M LE DIGUERHER soulèvent la nullité du jugement pour violation du principe du contradictoire. Au fond, ils maintiennent que leur placement en garde à vue est contraire à l'article 5 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme en soutenant qu'il n'existait aucune raison plausible de les soupçonner, qu'ils ont été laissés dans l'ignorance des raisons de leur arrestation et qu'ils n'ont pas été immédiatement traduits devant un juge. M LE DIGUERHER invoque en outre les conditions selon lui dégradantes des conditions de sa garde à vue et l'absence de restitution de son ordinateur ainsi que d'autres objets saisis.

Les appelants sollicitent en conséquence la condamnation de l'Etat Français à leur payer :

- Mme LAGADEC : 7 622,45 € à titre de dommages et intérêts et 1 000 € en remboursement de ses frais irrépétibles,

- M LE DUIGUOU : 15 244,90 € à titre de dommages et intérêts et 1 000 € en remboursement de ses frais irrépétibles,

- M MANTEL : 9 146,94 € à titre de dommages et intérêts et 1 000 € en remboursement de ses frais irrépétibles,

- M bonnet : 22 867,35 € à titre de dommages et intérêts et 457,35 € en remboursement de ses frais irrépétibles,

- M LE DIGUERHER : 24 839 € à titre de dommages et intérêts et 1 000 € en remboursement de ses frais irrépétibles.

L'Agent Judiciaire du Trésor Public, aux termes de ses conclusions déposées le 4 Juin2007, conteste l'existence d'une faute lourde quant à la décision de placement en garde à vue en approuvant les premiers juges d'avoir considéré que la législation en vigueur, conforme à la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme, n'exigeait pas la réunion d'indices. Il ajoute qu'en toute hypothèse, il ne relève pas des pouvoirs d'une juridiction, saisie sur le fondement de l'article L 141-1 du Code de L'Organisation Judiciaire, d'exercer un contrôle sur l'opportunité de ce placement en garde à vue, en observant que les mesures de garde à vue ont été prises dans un contexte particulier, celui d'attentats imputés à l'ARB. Il estime que les autres griefs, tenant à l'impossibilité de connaître les motifs de la garde à vue et au défaut de présentation à un juge ne sont pas davantage fondés. S'agissant des prétentions de M LE DIGUERHER, il conclut à leur rejet.

Aux termes de son avis, en date du 5 Mars 2007, le Ministère Public conclut à la confirmation du jugement ou subsidiairement demande à la Cour d'ordonner la communication de la procédure pénale relative aux placements en garde à vue et l'ensemble des auditions des appelants. Pour plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux écritures ci dessus visées.

DISCUSSION

- sur la demande d'annulation du jugement

Attendu que devant le Tribunal, l'Agent Judiciaire du Trésor avait soutenu que les prescriptions de l'article 77 du Code de Procédure Pénale étaient compatibles avec celles de l'article 5 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme ; que les appelants avaient contesté que les gardes à vue aient été pratiquées en application du dit article 77 ; que le Tribunal, relevant que les placements en garde à vue avaient été décidés dans le cadre de commissions rogatoires, a estimé qu'était applicable l'ancien article 154 du Code de Procédure Pénale dans sa rédaction issue des lois 93-1013 du 24 Août 1993 et 94- 89 du 1er Février 1994 ; Attendu que le Tribunal, qui s'est borné à rechercher le fondement juridique des gardes à vue, sans introduire dans le débat de nouveaux éléments de fait, n'a pas méconnu le principe de la contradiction ; qu'il n'y a pas lieu à annulation du jugement ;

- sur le fond

A- sur la responsabilité de l'Etat Français

- sur le placement en garde à vue de Mme LAGADEC. M LE DUIGOU, M MANTEL, M bonnet et M LE DIGUERHER

Attendu que l'Etat est tenu, sur le fondement de l'article L 781-1 du Code de l'Organisation judiciaire de réparer le dommage causé par le fonctionnement du service public de la justice, en cas de faute lourde ou de déni de justice ; que la faute lourde s'entend de toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi ;

Attendu que l'Agent Judiciaire du Trésor Public ne conteste pas qu'ainsi qu'ils le soutiennent, ont été placés en garde à vue :

- M MANTEL, à compter du 14 Décembre 1999, pendant 55 heures,

- M LE DIGUERHER, le 15 Décembre 1999 de 6 heures à 18 heures 30,

- M BONNET, le 15 Décembre 1999 de 6 heures 45 à 23 heures et du 13 Juin 2000 à 6 heures 45 au 15 Juin 2000 à 20 heures 35,

- M LE DUIGOU, du 3 Mai 2000 à 12 heures 15 au 6 Mai à 20 heures,

- Mme LAGADEC, du 16 Mai 2000 à 6 heures au 17 Mai 2000 à 23 heures.

Attendu qu'en application de l'article 5 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de 1' Homme et des Libertés fondamentales,« nul ne peut être privé de sa liberté sauf... s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction » ;

Attendu qu'il n'est pas contesté que les gardes à vue ont été pratiquées dans le cadre de commissions rogatoires ; que selon l'article 1 54 du Code de Procédure Pénale, dans sa rédaction issue des lois du 24 Août 1993 et 1er Février 1994, et l'article 63 2èrae alinéa, auquel il renvoie, applicable à l'espèce, « les personnes à l'encontre desquelles il n'existe aucun indice faisant présumer qu'elles ont commis ou tenté de commettre une infraction ne peuvent être retenues que le temps nécessaire à leur déposition » ;

Attendu que si le placement en garde à vue et le maintien de la personne gardée à vue au delà du temps nécessaire à sa déposition, était unefaculté que l'officier judiciaire tenait de la loi, sous le seul contrôle du Juge d'Instruction, c'était à la condition, selon le droit français positif, qu'existé un indice faisant présumer qu'elle avait commis ou tenté de commettre une infraction;

Attendu qu'en l'espèce, les gardes à vue ont duré au delà du temps nécessaire à l'enregistrement d'une déposition ;

Attendu que s'il est affirmé par le Ministère Public que les appelants faisaient partie de la mouvance autonomiste bretonne, aucun élément n'est produit à cet égard, observation étant faite que ceux-ci ont sollicité auprès du Parquet de PARIS, après le jugement avant dire droit du 23 Septembre 2002, par lettres recommandées avec avis de réception des 26 Février, 4 Avril et 21 Mai 2003, la copie des pièces afférentes aux gardes à vue, notamment les procès verbaux d'audition et que seules ont été transmises au Tribunal, le 27 Novembre 2003, les pièces concernant les gardes à vue de M LE DIGUOU, Mme LAGADEC et M BONNET, à l'exclusion de leurs auditions ; que dès lors et sans qu'il y ait lieu pour la Cour de se substituer aux parties pour réclamer de nouvelles pièces, ce qui aurait à coup sur pour effet de retarder encore la solution du litige, il y a lieu de considérer, en l'absence de production aux débats de tous éléments d'appréciation, que les conditions du maintien en garde à vue des appelants, au delà du temps nécessaire à leur déposition, n'étaient pas réunies ; que ceci constitue un dysfonctionnement du service public de la justice ;

Attendu qu'en application de l'article 5 paragraphe 3 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme, « toute personne arrêtée ou détenue dans les conditions prévues au paragraphe 1 c du présent article doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable ou libérée pendant la procédure » ;

Attendu que Mme LAGADEC, M LE DUIGOU et M BONNET, dans le cadre de seconde garde à vue, ne contestent pas avoir été présentés à un juge dans le délai de 24 heures, ce qui est compatible avec les exigences de ce texte ; que la première garde à vue de M bonnet et celle de M LE DIGUERHER ont duré moins de 24 heures ; qu'en revanche, il n'est pas justifié d'une présentation concernant M MANDEL, de sorte qu'une faute ne peut qu'être retenue ;

Attendu qu'en application de l'article 5 paragraphe 2 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme « Toute personne arrêtée doit être informée dans le plus court délai et dans une langue qu'elle comprend, des raisons de son arrestation et de touteaccusation portée contre elle » ;

Attendu qu'en application de l'article 5 paragraphe 2 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme « Toute personne arrêtée doit être informée dans le plus court délai et dans une langue qu'elle comprend, des raisons de son arrestation et de touteaccusation portée contre elle » ;

Attendu que les appelants font valoir que plusieurs années après leur placement en garde à vue, ils ignorent encore les motifs de celle-ci et qu'ils n'ont même pas pu obtenir communication des pièces la justifiant ;

Attendu que si l'Agent Judiciaire du Trésor soutient, en s'appropriant les motifs du Tribunal, que les personnes gardées à vue avaient eu connaissance des raisons de leur arrestation par la notification de la commission rogatoire et que la loi française n'imposait à aucune autorité judiciaire de les informer des accusations portées contre elles, non plus que de leur délivrer copie d'actes d'une procédure à laquelle elles n'étaient pas parties, force est de constater, dans le cadre de la présente instance, que sont toujours ignorées ces raisons et accusations, ce qui traduit bien un dysfonctionnement du service public de la justice ;

- sur les conditions de la garde à vue de M LE DIGUERHER et l'absence de restitution des objets saisis

Attendu que M LE DIGUERHER soutient que les conditions de sa détention en garde à vue relèvent d'un traitement inhumain ou dégradant ;

Attendu cependant que cette garde à vue n'a pas excédé une journée et qu' aucun élément ne démontre que M LE DIGUERHER ait été placé dans la cellule du Commissariat de LORIENT dont l'insalubrité a été constatée, près d'un an plus tard, le 15 Novembre 2000, à l'occasion d'une autre affaire ; que de ce chef, le jugement sera confirmé .

Attendu que M LE DIGUERHER indique que son ordinateur, saisi lors de son placement en garde à vue, ne lui a pas été restitué, non plus que des brosses à dent, des affiches, un passeport et un répertoire téléphonique, ce dont il ne peut rapporter la preuve en l'absence de délivrance d'un procès verbal de saisie ;

Attendu qu'il résulte des pièces produites aux débats que par ordonnance du 12 Février 2003, le juge d'instruction a rejeté la demande de restitution qu'il avait présentée le 18 Septembre 2002, indiquant que les documents et objets saisis s'avéraient toujours nécessaires à la poursuite de l'enquête ; que par la voie de son conseil, M LE DIGUERHER a renouvelé sa demande à plusieurs reprises et notamment par lettre du 21 Janvier 2004 adressée au Juge d'Instruction et par lettres du 16 mars 2007 adressées à celui-ci ainsi qu'au Procureur Général, lettres demeurées sans réponse ;

Attendu que l'absence de réponse aux demandes de M LE DIGUERHER postérieures à 1 ' ordonnance du 12 Février 2003, qui équivaut à un refus de restitution dépourvu de motivation, constitue un dysfonctionnement du service public de la justice ;

B- Sur la réparation

Attendu qu'eu égard aux éléments d'appréciation dont elle dispose, notamment la durée des gardes à vue, la Cour évalue de la manière suivante la réparation du préjudice lié aux placements en garde à vue :

- M MANTEL : 4 000 € - M LE DIGUERHER : 1 500 € - M bonnet : 4 000 € - M LE DUIGOU : 3 000 € - Mme LAGADEC : 2 500 €

Attendu qu'en réparation du préjudice subi par M LE DIGUERHER du fait de l'absence de restitution des objets saisis et au vu notamment de la facture d'achat d'un nouvel ordinateur, il lui sera accordé une somme supplémentaire de 2 200 € ;

C- Sur l'article 700 du Code de Procédure Civile et les dépens

Attendu que l'équité commande d'allouer aux appelants, qui ont fait défense commune, 400 € chacun en remboursement de leurs frais irrépétibles ;

Attendu que les dépens d'instance et d'appel serontmis à la charge de l'Agent Judiciaire du Trésor Public ;

PAR CES MOTIFS, La Cour,

Dit n'y avoir lieu à annulation du jugement,

Réformant,

Condamne l'Etat Français à payer à chacun des appelants 400 € en remboursement de ses frais irrépétibles,

Condamne l'Etat Français aux entiers dépens et dit que ces derniers seront recouvrés par la SCP D'ABOVILLE- DE MONCUIT-SAINT HILAIRE - LE CALLONNEC conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile. LE GREFFIER.- LE PRESIDENT.-


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