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Karl Marx - Albert Camus: le match...

Justice au Singulier - philippe.bilger, 29/03/2020

Serait-il alors incongru, voire iconoclaste de se demander si le rêve marxiste de transformation du monde, et l'ambition reléguée par Camus au profit d'un dessein plus modeste, ne pourraient pas retrouver du lustre, reprendre de l'éclat et imposer, sans qu'on ait le choix, une métamorphose radicale de toutes nos conceptions de vivre, de travailler et d'être ensemble ?

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Il y a au moins quelque chose que le confinement n'a pas fait cesser, bien au contraire : les conseils pour vivre, les injonctions pour nous occuper dans la sagesse, les mille manières d'échapper à l'ennui, les avertissements, les mises en garde. L'existence libre, hier, était une menace qu'il convenait de nous enseigner. Le confinement est une terreur qu'il faut nous apprendre.

Alors qu'on tente, sous quelque latitude que ce soit, d'être le moins médiocrement humain.

Avec l'irruption du Covid-19 dans le monde et dans notre quotidienneté française, un pessimisme angoissé nous habite qui ne serait pas loin de nous faire croire à un mouvement irrésistible, non maîtrisable. Un délitement sanitaire, pire, une déliquescence de la société.

En même temps, forcément, un jour le fléau sera vaincu et les ruines fumantes sous nos yeux étonnés de leur ampleur nous inciteront à la nouveauté ou à la reprise de l'ancien.

Le pouvoir affirme qu'il a changé et que, l'aurore de retour, il sera prêt à tirer toutes les leçons qui conviennent, il réparera les erreurs, les oublis, les indifférences et les injustices du passé. Il nous promet une renaissance sur les plans économique et social, pour les services publics et presque une révolution pour, enfin, déterminer une hiérarchie plus acceptable et digne des fonctions, des utilités et des revenus. Par exemple, que l'instituteur, le policier, les soignants, trouvent la place éminente qu'ils mériteraient !

Même si je ne suis pas naïf au point de tout croire sur parole publique, j'ai la faiblesse de percevoir la période d'aujourd'hui comme un bouleversement extra-ordinaire sans commune mesure avec les dysfonctionnements et les désordres usuels, l'inévitable coulée des oppositions et des mécontentements. Le pouvoir a pu toujours oublier les engagements tenant à ces derniers et vite retomber dans la routine des promesses violées parce qu'il s'agit d'une mécanique consubstantielle à la conquête et à sa perpétuation. Le réel oblige à jeter et contraint à oublier.

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Mais, à l'égard de ce cataclysme sans connexion possible avec des traumatismes familiers, il me semble que si les gouvernants venaient à fonctionner comme avant, sur le registre traditionnel, ils seraient taxés d'un cynisme absolu et je suis persuadé que la révolte sociale serait telle que le pouvoir tenté de trahir serait violemment remis au pas.

Demain ne pourra pas être la continuation d'hier. Le saut est trop considérable entre la politique de l'ancien monde et ce que devra forcément appeler le nouveau : pas celui des affiches électorales et des campagnes mais le totalement inédit qui surgira de l'autre vie singulière et collective suscitée par l'effroi, le confinement, les multiples morts et la perte des illusions.

Il y a une lecture plus philosophique, si j'ose dire, de ces événements épouvantables.

Le hasard a fait que j'ai écouté récemment le très beau discours d'Albert Camus en 1957 lors de la remise de son prix Nobel et notamment cet extrait sans cesse cité où il affirme en substance qu'il ne s'agit plus, pour les écrivains et les intellectuels, de "refaire le monde mais d'empêcher qu'il se défasse".

Aujourd'hui, alors que nous sommes confrontés à des séquences, au sens propre sans précédent, j'ai relié à cette pensée de Camus celle plus ancienne et également célèbre de Karl Marx fustigeant les philosophes qui n'ont fait "qu'interpréter le monde alors qu'il s'agit dorénavant de le transformer".

Mêlant ces intuitions de deux très grands esprits, je relève que le monde est clairement défait et que ce serait une tâche impossible pour les intellectuels de tenter d'en recoller les morceaux éclatés. Il gît en miettes.

En même temps, qui pourrait se vanter de le lire, d'en pressentir le futur et d'en analyser le présent, sans tomber dans des poncifs faisant passer le constat pour une prophétie ? Qui pourrait, au-delà de ce que l'évidence - par exemple, une mondialisation jamais vraiment heureuse mais aujourd'hui stigmatisée - enseigne, se flatter de savoir "interpréter" le monde alors que sa caractéristique fondamentale est devenue une sorte d'imprévisibilité qui chaque jour défie les prévisions fragiles de la veille ?

Serait-il alors incongru, voire iconoclaste de se demander si le rêve marxiste de transformation du monde, et l'ambition reléguée par Camus au profit d'un dessein plus modeste, ne pourraient pas retrouver du lustre, reprendre de l'éclat et imposer, sans qu'on ait le choix, une métamorphose radicale de toutes nos conceptions de vivre, de travailler et d'être ensemble ?

On a le droit, quand l'inconnu frappe à votre porte, de l'accueillir ou de de le rejeter. Mais ne pas changer demain, ne serait-ce pas mourir autrement ?


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