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Quand Twitter se casse les dents sur le droit d’auteur…

– S.I.Lex – - calimaq, 31/08/2018

En 2011, j’avais écrit un billet intitulé « Dropbox, Twitpic et toutes ces plateformes qui veulent croquer vos contenus… » qui reste à ce jour un des plus consultés sur ce blog. A l’époque, la question de la protection des données personnelles et de la vie privée était un peu moins présente que maintenant et c’est surtout … Lire la suite Quand Twitter se casse les dents sur le droit d’auteur…

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En 2011, j’avais écrit un billet intitulé « Dropbox, Twitpic et toutes ces plateformes qui veulent croquer vos contenus… » qui reste à ce jour un des plus consultés sur ce blog. A l’époque, la question de la protection des données personnelles et de la vie privée était un peu moins présente que maintenant et c’est surtout sous l’angle de la propriété intellectuelle que l’on abordait le rapport des internautes aux réseaux et médias sociaux. Dropbox venait alors de modifier ses Conditions Générales d’Utilisation (CGU) pour se faire concéder une licence sur les contenus stockés par ses utilisateurs, ce qui avait provoqué un certain émoi sur la Toile. Sous l’angle juridique, la question était de savoir si cette cession de droits était valable ou non au regard du droit d’auteur français et il n’était pas simple alors de répondre. Depuis, cette problématique s’est posée de très nombreuses fois, puisque toutes les grandes plateformes commerciales ont adopté des Conditions d’Utilisation plus ou moins appropriatives des contenus de leurs utilisateurs.

Mais un événement est survenu cet été qui apporte des clarifications intéressantes à ce sujet : l’UFC Que Choisir ? a remporté un important procès face à Twitter au terme duquel plus de 250 clauses des CGU du réseau social ont été déclarées abusives et invalidées. Le jugement rendu par le Tribunal de Grande Instance de Paris est passionnant à lire et d’une grande richesse (236 pages !), notamment sur le plan de l’application de la loi Informatique et Libertés et du droit de la consommation.

Je ne vais pas en faire un commentaire intégral, mais plutôt me concentrer sur le point particulier de la validité de la licence d’utilisation revendiquée par Twitter. Cela viendra s’inscrire dans une série de billets déjà publiés sur ce blog, puisque j’avais commenté en 2009 le moment où Twitter a instauré pour la première fois cette licence et aussi celui en 2012 où Twitter a commencé à revendre les contenus de ses utilisateurs à des sociétés-tierces.

Le jugement provoqué par l’UFC Que Choisir ? (au passage, bravo à eux !) va sans doute avoir des conséquences importantes, car au-delà de Twitter, il est susceptible d’avoir des incidences sur toutes les plateformes s’appuyant sur des clauses similaires, dont on sait à présent qu’elles sont abusives.

Ce qui est à vous est à vous (mais…)

Jusqu’en 2009, Twitter était encore relativement irréprochable dans ses CGU puisqu’elles affirmaient fièrement « Ce qui est à vous est à vous » pour signifier que la plateforme ne revendiquait aucun droit sur les contenus postés par ses utilisateurs. Mieux encore, la firme au petit oiseau bleu leur recommandait même d’utiliser des licences libres ou de verser les contenus dans le domaine public. Mais une mise à jour des conditions d’utilisation a enclenché le mouvement vers l’appropriation, d’une manière assez subtile, puisque Twitter continuait d’affirmer « ce qui est à vous reste à vous », tout en demandant à ses utilisateurs de lui consentir de manière non négociable une licence d’utilisation très large.

Le jugement du Tribunal de Grande Instance s’est basé sur une version des CGU de 2016 formulées comme suit :

Vous conservez vos droits sur tout Contenu que vous soumettez, publiez ou affichez sur ou via les Services. Ce qui est à vous vous appartient. Vous êtes le propriétaire de votre Contenu (ce qui inclut vos photos et vos vidéos).

En soumettant, en publiant ou en affichant un Contenu sur ou via les Services, vous nous accordez une licence mondiale, non exclusive et libre de redevances (incluant le droit de sous-licencier), nous autorisant à utiliser, copier, reproduire, traiter, adapter, modifier, publier, transmettre, afficher et distribuer ce Contenu sur tout support et selon toute méthode de distribution (actuellement connus ou développés dans le futur). Cette licence nous autorise à mettre votre Contenu à disposition du reste du monde et autorise les autres à en faire de même.

Vous convenez que cette licence comprend le droit pour Twitter de fournir, promouvoir et améliorer les Services et de mettre le Contenu soumis sur ou via les Services à disposition d’autres sociétés, organisations ou personnes privées, aux fins de syndication, diffusion, distribution, promotion ou publication de ce Contenu sur d’autres supports et services, sous réserve de respecter nos conditions régissant l’utilisation de ce Contenu. Twitter, ou ces autres sociétés, organisations ou personnes privées, pourront utiliser ainsi le Contenu que vous aurez soumis, publié, transmis ou de quelque autre façon mis à disposition via les Services sans que vous puissiez prétendre à une quelconque rémunération au titre de ce Contenu.

On lit parfois que l’effet de telles clauses est de « déposséder » les utilisateurs des droits sur leurs contenus, mais la réalité est plus subtile que cela. En effet, les plateformes ne demandent pas des cessions exclusives de droits, mais de simples licences d’utilisation, ce que j’ai essayé de décrire en 2012 comme la création d’une « propriété-fantôme » sur les contenus :

La cession des droits peut en effet s’opérer à titre exclusif ou non exclusif. Le premier cas correspond par exemple à celui d’un contrat d’édition classique, dans lequel un auteur va littéralement transférer ses droits de propriété intellectuelle à un éditeur pour publier un ouvrage. L’auteur, titulaire initial des droits patrimoniaux, s’en dépossède par la cession exclusive et il ne peut plus les exercer une fois le contrat conclu. Avec les CGU des plateformes, les droits ne sont pas transférés, mais en quelque sorte « répliqués » : l’utilisateur conserve les droits patrimoniaux attachés aux contenus qu’il a produit, mais la plateforme dispose de droits identiques sur les mêmes objets donnant naissance à une « propriété-fantôme ».

Conséquence : rien n’empêche l’utilisateur de reproduire ou diffuser ailleurs un contenu posté sur la plateforme, mais il ne peut s’opposer à ce que celle-ci fasse de même, voire ne conclue des accords avec un tiers, y compris à des fins commerciales. C’est une chose qui arrive d’ailleurs chaque fois qu’une plateforme est rachetée : grâce à la cession non-exclusive concédée par les utilisateurs, il est possible de vendre les contenus hébergés à un tiers (c’est le sens de la formule « sublicenseable rights »  que l’on retrouve dans les CGU).

Tu t’es vu quand t’abuses ?

L’UFC Que Choisir ? soutenait que ces clauses des CGU de Twitter étaient abusives et elle s’appuyait pour le démontrer sur plusieurs des dispositions du Code de propriété intellectuelle destinées à protéger les auteurs au moment des cessions de droits. La première est énoncée à l’article L 131-1 et interdit la « cession globale des oeuvres futures ». Cela signifie qu’un auteur ne peut pas accorder en théorie un « chèque en blanc » à un tiers qui lui permettrait d’obtenir des droits sur des oeuvres non-créées encore au moment de l’acceptation du contrat. Pour les contrats d’édition, des clauses de préférence sur des oeuvres futures sont possibles, mais le mécanisme est assez étroitement encadré. De son côté, Twitter répliquait que la cession n’est pas « globale » puisqu’elle ne porte que sur des oeuvres que les personnes choisissent de poster une à une sur le réseau et seulement pour les droits couverts par la licence d’utilisation demandée qui est certes très large, mais pas infinie non plus.

Par ailleurs, l’UFC Que Choisir visait d’autres dispositions du Code de propriété intellectuelle, relatives à ce que l’on appelle le « formalisme des cessions de droits », notamment celles énoncées à l’article L. 131-3 :

La transmission des droits de l’auteur est subordonnée à la condition que chacun des droits cédés fasse l’objet d’une mention distincte dans l’acte de cession et que le domaine d’exploitation des droits cédés soit délimité quant à son étendue et à sa destination, quant au lieu et quant à la durée.

Pour l’association de défense des consommateurs, la licence mondiale et gratuite demandée par Twitter, bien que non-exclusive, est trop générale dans sa formulation pour répondre à cette exigence de délimitation précise des cessions de droits, tant au niveau de leur périmètre (étendue) que de leur finalité (destination).

Le tribunal a répondu en donnant raison à l’UFC Que Choisir ? de la manière suivante :

la clause précitée qui confère au fournisseur du service un droit d’utilisation à titre gratuit sur tous les contenus générés par l’utilisateur, y compris ceux d’entre eux qui seraient susceptibles d’être protégés par le droit d’auteur, sans préciser de manière suffisante les contenus visés, la nature des droits conférés et les exploitations autorisées, est contraire aux prescriptions de l’article L. 131-1, L. 131-2, L. 131-3 du code de la propriété intellectuelle, lesquelles imposent au bénéficiaire de la cession, de préciser le contenu visé, les droits conférés ainsi que les exploitations autorisées par l’auteur du contenu protégé. Cette clause illicite au regard des dispositions précitées sera donc réputée non écrite au regard des dispositions précitées.

L’argumentation n’est pas très développée, mais on peut déduire de ce passage que le juge estime que la clause équivaut bien à une cession globale des oeuvres futures interdite par le droit français. Des CGU ne peuvent donc pas viser en bloc tous les contenus postés par les utilisateurs sous peine d’être invalides. Et par ailleurs, il a bien identifié un problème de précision tant au niveau des droits concédés par l’utilisateur que des modes d’exploitation que Twitter met en oeuvre. Le jugement prend notamment la peine de rappeler que Twitter s’autorise à délivrer ces contenus à des sociétés tierces, via son API notamment, sans que les utilisateurs puissent savoir à l’avance ce qui va en être fait.

Tout ceci fait que ces clauses sont nulles et que Twitter n’a en réalité jamais obtenu valablement les droits sur lesquels il prétendait s’appuyer.

Superposition du droit de la protection des données personnelles

J’ai dit que j’allais m’en tenir dans ce commentaire aux questions de propriété intellectuelle, mais le passage analysé ci-dessus est suivi par un autre qui montre l’imbrication possible des questions de propriété intellectuelle et de protection des données personnelles.

En effet en parlant de « contenus », Twitter a toujours joué sur les mots, car les messages, photos et vidéos postés par ses utilisateurs sont à la fois susceptibles d’être des oeuvres de l’esprit et des données à caractère personnel, les deux qualifications pouvant d’ailleurs se superposer. Or jusqu’à présent, un opérateur comme Twitter avait tout intérêt à traiter ces « contenus » plutôt comme des oeuvres, car le droit d’auteur constitue un droit de propriété que l’on peut se faire céder, ce qui n’est pas le cas du droit des données personnelles qui ne fonctionne pas de cette manière.

Or les CGU de Twiter contiennent aussi le passage suivant :

Ces règles existent afin de permettre un écosystème ouvert tenant compte de vos droits. Vous comprenez que nous sommes susceptibles de modifier ou d’adapter votre Contenu lorsque nous ou nos partenaires le distribuons, le syndiquons, le publions ou le diffusons, et/ou d’apporter des modifications à votre Contenu afin de l’adapter sur différents supports.

Le juge a examiné la validité de cette clause, et contrairement à précédemment, il l’à fait au regard de la protection des données personnelles et pas du respect du droit d’auteur, le conduisant à la conclusion suivante :

les « Contenus » transmis à la plate-forme par l’utilisateur étant susceptibles de comprendre des données personnelles, la clause qui confère au fournisseur du service un droit de modification, d’agrégation sur tous les contenus générés par l’utilisation du service, sans informer précisément l’utilisateur la finalité des traitements, est illicite comme contraire aux dispositions de l’article 32-I de la Loi Informatique et Libertés précitée. Elle sera donc réputée non écrite de ce chef.
Un traitement de données à caractère personnel ne peut en effet être licite que si la personne donne son consentement en fonction d’une finalité déterminée, qui doit lui être clairement annoncée à l’avance. Or ici, Twitter prétend pouvoir distribuer, modifier, republier et transmettre à des tiers ces données, ce qu’il fait en permettant à des applications de les récupérer via son API (ce qu’il appelle « l’écosystème ouvert »). Mais il est alors impossible dans ces conditions de prévoir les finalités pour lesquelles ces données sont collectées par des tiers et c’est ce que le juge sanctionne.

Quelles conséquences de ce jugement ?

Je trouve assez intéressant que le juge ait considéré dans sa décision les « contenus » que nous postons sur Twitter pour ce qu’ils sont, à savoir une mixture complexe d’oeuvres et de données à caractère personnel, sans qu’il soit aisé de déterminer de quoi il retourne exactement tant ces aspects sont mêlés dans nos pratiques numériques.

Aussi bien du point de vue du droit d’auteur que du droit à la protection des données personnelles, ces clauses des CGU de Twitter sont abusives et réputées non-écrites, c’est-à-dire qu’elles ne produisent aucun effet juridique. Cela revient à dire que Twitter ne pourra plus « croquer nos contenus », car il s’est cassé les dents sur les dispositions protectrices du droit français, ce dont on peut se réjouir et faire savoir à ceux qui se lamentent un peu trop vite sur la misère du droit dans l’environnement numérique.

Les conséquences de ce jugement sont potentiellement importantes, car au-delà même de Twitter, c’est toute la mécanique des plateformes du capitalisme de surveillance qui fonctionne à partir de ce type de cessions de droits sur les contenus. Quand elles sont dans leur première phase de démarrage, c’est ce qui leur permet de revendre à prix d’or cette « propriété-fantôme » accumulée sur les contenus de leurs utilisateurs, comme l’ont fait Instagram, Tumblr ou LinkedIn ces dernières années. Or si les plateformes ne peuvent plus sécuriser des titres de propriété stables, cela remet peut-être sérieusement en cause ces transactions qui constituent le « rêve humide » de toutes les startups désireuses de se revendre au plus offrant.

Ce sont aussi ces licences de réutilisation qui permettent aux plateformes de se constituer un écosystème de partenaires à qui ils autorisent la récupération des données et contenus des utilisateurs, via des API. Le scandale Cambridge Analytica trouve là son origine, puisque Facebook procédait exactement de cette façon. Mais plus récemment, l’affaire Disinfolab a soulevé les même questions puisque les données ont été récupérées par cette ONG auprès du service Visibrain qui commercialise les données de Twitter à des fins d’analyse marketing.

Tout cet écosystème toxique de « valorisation » des contenus et des données personnelles reposait sur un enchaînement de clauses de cession de droits et d’autorisations dans lequel le TGI de Paris vient de donner un grand coup de pied. Il ne serait donc pas étonnant que Twitter fasse appel de cette décision, car elle le frappe au cœur même de son modèle économique dont on voit mal comment il pourrait le garder intact s’il devait se conformer au jugement.

Mais d’un autre côté, cette décision (dont je n’ai ici commenté que quelques unes des 236 pages !) livre aussi une arme redoutable à la société civile, car les mêmes causes produisant les mêmes effets, toutes les plateformes du capitalisme de surveillance sont désormais à la merci de qui voudra les attaquer, puisque leur fonctionnement repose en grande partie sur de telles clauses abusives, qui ne sont désormais plus que des tigres de papier.


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