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Accusé, levez vous.

Journal d'un avocat - Gascogne, 20/10/2011

“Par Fantômette et Gascogne”


A l’heure où la France s’en va vers des rives lointaines de finale de coupe du monde de rugby, là où personne ne la voyait pourtant, il me semble d’une importance particulière de livrer au grand jour un procès qui n’aurait pas dû attendre, celui de l’accusé Christian Jeanpierre, dont le procès, largement trop reporté, n’a pu encore avoir lieu.

Ainsi, et après quelques mises en cause médiatiques, la parole est à l’accusation, la vraie, l’officielle : la parole est donc à Monsieur l’avocat général Gascogne.

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Monsieur le président, merci de me laisser exposer à votre Cour et à Mesdames et Messieurs les jurés tout mon courroux, coucou, comme l’aurait clamé un grand avocat général aujourd’hui disparu. Nous sommes donc aujourd’hui réunis pour un procès à plus d’une part symbolique.

Symbolique tout d’abord pour démontrer à ceux qui dénigrent ce blog qu’il peut tout à la fois maintenir un haut niveau juridique, et nous amener d’une manière si jouissive vers une allégorie sportive qui nous ramène, quoique l’on en pense, toujours au droit, et à ses règles certes contraignantes, mais tellement agréablement contingentes.

Cette parenthèse effectuée, vous permettrez, Monsieur le président, Madame Monsieur de la Cour, Mesdames et Messieurs les jurés, que j’en vienne au cas qui nous occupe aujourd’hui, et quel cas ! Celui de Monsieur Christian Jeanpierre.

Qu’il fut bon, le temps de la télévision publique, des Albaladejo et autres Herrero !

Quel bonheur d’entendre pendant un match tendu son célèbre “il l’a coupé en trrrrranches !”. Il n’est que de lire la poésie qui se dégage d’un commentaire écrit de Daniel Herrero pour comprendre à quel niveau se situent ses commentaires.

Qu’il fut bon, le temps des commentateurs sportifs qui commentaient le sport qu’ils avaient connu. Pas seulement en temps que sportifs professionnels, car après tout, n’en avons nous pas vus des sportifs devenus ministre sans même que leur compétence politique fut jamais reconnue ? Ne parlons donc dès lors pas de leurs compétences journalistiques…

Ainsi, il fut un temps où celui qui parlait d’un sport retransmis à la télévision en connaissait un tant soit peu les règles. Je n’oublie pas que celles du beau sport, celui du ballon ovale, sont particulièrement complexes, et que celui qui dirait à l’antenne les maîtriser dans leur ensemble paraitrait extrêmement présomptueux.

Ceci étant, à qui viendrait l’idée de faire commenter un championnat de Judo à Chantal Jouanno ?

Sur quelle chaîne verrait-on Sébastien Loeb se permettre des commentaires techniques quant à la manière de tel ou tel coureur de grimper un col ?

Où verrait-on un journaliste sportif remettre en cause les explications techniques données par le quadruple champion du monde qui l’accompagne[1] ?

Pense-t-on sérieusement que Jeannie Longo serait à même d’instruire le procès Servier ? (bon, là, je ne dis pas, l’exemple n’est pas nécessairement le meilleur. Ce serait comme dire que Jean-Luc Delarue ne pourrait reprendre un cabinet de magistrat du parquet en charge des stupéfiants. Peu crédible).

Alors, que les choses soient claires, Monsieur Jeanpierre : pour parler dans un micro, je ne vous arrive pas à l’oreillette. Mais concernant ce sport que j’aime tant, le rugby, et même si je suis totalement opposé au retour en force du délit de blasphème, comment pouvez-vous oser dire que vous commentez fort bien les matches de rugby, et que ceux qui vous critiquent sont des jaloux ?

Comment pouvez-vous laisser penser que le seul fait de dire “Etlonouvre” ou encore “la charge de…” vous permet de croire ne serait-ce que le temps que met un ailier gallois à traverser le terrain que vous êtes apte à commenter ce si beau sport ?

Comment laissez croire qu’un commentaire qui consiste à dire au pire moment de la débâcle que tout va aller pour le mieux car le staff français va faire rentrer les “cadors” est un commentaire apportant une quelconque plus-value au spectateur estourbi par l’avance de l’équipe adverse ?

Non, mesdames et messieurs, vous ne laisserez pas l’infamie envahir le petit écran, pas plus que le prétoire. Je ne doute pas que la défense mettra en avant les états de service de l’accusé en matière de football, mais sincèrement, quoi de commun entre les joueurs du ballon rond, aux règles simples, si l’on excepte celle du hors-jeu, et les sportifs qui manient cet instrument si particulier qu’est la beuchigue, quand bien même ce jeu fut-il inventé par les anglais ?

C’est en conséquence en toute confiance que je vous demande de bien vouloir déclarer l’accusé coupable de mécommentaire sportif et que je requiers une peine qui ne saurait être autre qu’une véritable peine d’élimination : une interdiction d’exercer, pour une durée qui ne saurait être moindre que la présente coupe du monde et la suivante. Les amateurs de rugby vous en seront particulièrement reconnaissants.

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La parole est à la défense. Me Fantômette, la Cour et le jury vous écoutent.

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Monsieur le président, Mesdames, Messieurs de la Cour, c’est avec une grande fierté que je me présente devant vous ce jour pour défendre une noble cause, une cause digne, une cause –n’ayons pas peur des mots – admirable, celle de l’accusé, M. Christian Jeanpierre.

Cet accusé voué aux gémonies, cet accusé que l’on voudrait vous voir détester, dénigrer, mépriser et n’est-ce pas facile, en effet ? Il est facile de détester celui-là et son air de ne pas vouloir en avoir l’air, son passé sulfureux, ses passions déviantes – n’a-t-il pas le tort de préférer aux trajectoires fantasques du ballon ovale, les lignes droites et franches du ballon rond ?

Mais ne vous y trompez pas.

Cet accusé est en réalité le porte-parole étrange et fascinant d’une cause sublimée, qu’il porte hautement, et fièrement. Et cette cause porte un nom, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs de la Cour.

C’est celle de l’Imaginaire.

Car oui, si dans un passé trouble - dont on ne saurait parler qu’avec une infinie et douloureuse pudeur - M. Jeanpierre a pu s’égarer dans le milieu du FOOTBALL – il faut savoir nommer les choses, même celles qui choquent – je crois que tout, en réalité, tout, dans ce qui lui est reproché aujourd’hui vous démontrera que, sincèrement repenti, il est désormais voué corps et âme à la défense passionnée – que dis-je, passionnée, passionnelle ! Mesdames et Messieurs – des trajectoires heurtées et délirantes qui sont le monopole et la gloire des référentiels de forme ovale.

Dans un exercice d’une audace qui interpelle les plus blasés d’entre nous, au lieu de prétendre décrire par la grâce de mots qui lui échappent les subtilités d’un jeu et d’un règlement que nul en ce bas monde ne peut sérieusement prétendre connaitre, tel un prophète émerveillé, voilà qu’il ne peut que répéter « charge de truc », « ouverture de machin », sur le ton morne et obstiné de l’homme encore abasourdi par une épiphanie que son âme peine à concevoir.

Et comment ne pas comprendre ! Comment ne pas lui pardonner !

Qui trouve les mots justes, les mots qui disent la Vérité d’un jeu tombé du ciel telle une Apocalypse ? Qui parmi nous jettera la première pierre, à Jeanpierre?

Si son passé n’excuse pas tout, du moins la pitié qu’il nous inspire devra guider notre jugement.

Les mots qu’il ne trouve pas, son phrasé banalement répétitif et «blanc», comme l’on parle en littérature d’une «écriture blanche», est l’écrin banal qui n’en fait que mieux ressortir la beauté d’un sport que l’on ne saurait décrire sans l’affadir.

Vous l’avouerai-je ? Frappée jusqu’à l’âme par cet exercice de pauvreté stylistique, j’ai parfois été jusqu’à couper le son pour aller jusqu’au bout de cette géniale intuition, et mieux savourer encore la parfaite rencontre entre le vide intérieur d’un homme et la grâce du sport qu’il commente sans savoir en parler.

Au-delà de cette adaptation du style et du fond, je dois également admettre avoir admiré, profondément admiré, cette capacité de l’accusé à ne jamais douter. A voir, dans les moments les plus sombres, briller encore la possibilité d’une victoire, dans un délire si violemment positif qu’il suscite un mélange de bonheur et d’effroi.

Comment, voilà nos joueurs maltraités, perdus, malmenés par l’une des équipes les plus fortes du monde et l’accusé s’écrit, au beau milieu de nulle part, et alors que rien de précis ne se dégage d’un vague mouvement sur le terrain «HA HA ! Là les choses vont changer !».

Eh quoi ! La suite lui donnera tort, mais Monsieur le Président, Mesdames Messieurs de la Cour, qui sommes nous pour prétendre que ce n’est pas la Réalité qui se trompe ? L’espoir – l’espoir fou, l’espoir absurde, l’espoir vain, enfin – ne mérite-t-il pas néanmoins d’avoir trouvé son héraut ? Celui qui le soutiendra, envers et contre tous, et à commencer par ceux qui se contentent d’observer les faits, avec cette triste certitude qu’ils ne sauraient mentir…

Mais les faits mentent parfois, les faits nous leurrent! Ne vous laissez pas aveugler par eux, et regardez le dossier avec les yeux de la foi : que verrez-vous ?

Une équipe de France qui, sans sembler jamais être au meilleure de sa forme, jouera dans deux jours la finale de la Coupe du Monde.

Une équipe de France qui a magistralement éteint la vigilance de la Nouvelle-Zélande, notamment par le truchement de cette astuce géniale qui consista à perdre contre eux – ce qui aujourd’hui nous laisse dans la position confortable de ceux qui n’ont plus qu’à gagner – et c’est en partie grâce à des personnes comme l’accusé que nous en sommes là.

Nous avons perdu contre les Tongiens, non pas que nous avons mal joué, expliqua l’accusé, mais là encore, simplement pour préparer ce beau match qui nous vit triompher de l’équipe anglaise – avec une grâce que nous devons à des personnes comme lui, de ceux qui ne s’en laissent pas compter par la logique mortifère et calculatrice des scientifiques et des experts.

Nous avons gagné si petitement contre le Pays de Galles que l’effet en est presque identique – et ce, n’en doutons pas, afin de préparer encore le triomphe qui ne pourra manquer de suivre !

Astuce ! Génie ! Portés par les intuitions d’un entraineur de haute tenue et la Geste de son héraut le plus habile, nos joueurs du XV de France, habités par la grâce de ceux qui sont su perdre et vaincre néanmoins, n’ont plus qu’à parachever leur histoire, et nous, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, n’avons plus qu’à nous incliner devant la force de cette évidence : l’accusé n’est coupable en rien, sinon d’avoir mesuré l’impossibilité de sa tâche et de continuer à croire – et ce n’est pas un crime.

Vous ne pourrez donc que l’acquitter, et le laisser aller, petit homme gris, porter son rêve de victoire dans la litanie de ses mots creux, inoffensif et génial, et lancer avec lui, à tout moment, et ce dès la deuxième seconde de jeu : « HA HA ! Sera-ce le tournant du match ? »

Et vous tous et moi-même, l’écouterons, bienveillants et sereins, bercés d’espoirs infinis, jusqu’à l’ultime seconde de l’ultime rencontre, qui nous verra, sans nul doute, et grâce à lui, triompher sur le terrain imaginaire de nos espoirs les plus fous.

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Dans cet ultime moment de tension qui précède le départ de la Cour et du Jury pour le délibéré, le président donne la parole à l’accusé : “Accusé Jeanpierre, souhaitez-vous ajouter quelque chose pour votre défense ? - Fffff…. La charge de l’avocat général ! Heureusement que j’ai pu compter sur une défense hermétique de mon avocate…”

La dernière parole revenant en la matière au peuple, c’est avec une très grande confiance que nous laissons les commentateurs décider du sort de l’accusé.

Notes

[1] Malheureusement, j’ai entendu un journaliste sportif, Pierre Fulla, pour ne pas le nommer, dire à David Douillet que non, la technique qu’il disait être une technique de jambe était en fait une technique de hanche…


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