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Larmes à gauche

Justice au singulier - philippe.bilger, 14/10/2012

Peut-être qu'aujourd'hui, les larmes et l'impuissance sont partout ?

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Jacques Julliard a publié une somme sur "Les Gauches françaises", que je n'ai pas encore lue.

Ce n'est pas trop grave dans la mesure où l'auteur a bénéficié pour son livre d'une couverture exceptionnelle et apparemment méritée, tant les éloges sont nombreux et les critiques rares et jamais acerbes. Je n'ose penser que ce quasi unanimisme puisse être dû au corporatisme des journalistes et à la solidarité agissante des médias pour l'un des leurs au demeurant respecté.

Donc, comme Jacques Julliard s'est beaucoup exprimé sur son ouvrage, il n'est pas impudent de se servir de ses réflexions et de ses commentaires pour modestement se glisser dans le débat entre la droite et la gauche. Sans prétendre apporter autre chose qu'une mince pierre à l'édifice historique et politique élaboré par Julliard.

La gauche existe. Et la droite. Il n'est pas vain de le rappeler puisqu'il a été de bon ton, durant quelques années, en même temps que la politique perdait du crédit, de soutenir que ces deux visions n'en faisaient qu'une et qu'un vaste champ indifférencié s'ouvrait devant les responsables publics de tous bords.

La droite et la gauche ont chacune leurs symboles, leurs convictions, leurs préjugés, leur intolérance.

Alain n'avait pas tort de dire de droite, forcément, un citoyen niant leurs différences. Comme si le refus de donner sa place à l'idéologie et à la conception sociale vous qualifiait immédiatement de conservateur. Peut-être, en effet, le pragmatisme, avec un refus obstiné de théoriser, est-il une caractéristique de la droite ? Celle-ci manifeste assez volontiers une répugnance devant le concept et préfère s'en tenir à l'opératoire. Elle serait efficace quand la gauche serait rêveuse, en quelque sorte lunaire. Là où l'une empoignerait le réel, l'autre l'observerait en se demandant quoi faire. De lui et sur lui.

Une telle approche est caricaturale. Pourtant, le lien avec la réalité est un marqueur fort pour l'identité de la droite et de la gauche. Il semble qu'à force d'avoir lu ou entendu ces banalités, on a fini par oublier qu'elles étaient pertinentes pour chercher, ailleurs, d'improbables antagonismes.

La droite écoute tellement le réel, elle a tellement l'esprit et l'énergie sur lui qu'elle est quasiment absorbée par sa puissance, sa plénitude, la force inerte de son existence. Ne sachant mettre aucune distance entre lui et elle, si fière d'un réalisme qui se dégrade trop souvent en aveuglement, elle avance dans le maquis des choses et de la société sans voir. Elle ne cesse de se cogner quand il conviendrait certes de tenir, de soupeser mais aussi de prendre de la hauteur. Pour la droite, la réalité est une prison. Elle s'y enferme avec bonheur car sa démarche toute d'empirisme trouve, dans cette autarcie murée, mille justifications pour ne pas s'encombrer de valeurs, de principes et de lumières.

Pour la gauche au contraire, le réel est un repoussoir. Ce sur quoi se brisent les illusions, les rêves et les espérances. Elle préfère garder au chaud celles-ci plutôt qu'accueillir la dure loi de l'étant, de l'existant. La réalité, dont elle traite si volontiers, parce que misérable, elle nourrit les discours et attendrit les coeurs, n'est jamais la bienvenue. L'humanisme de la gauche mérite moins alors d'être félicité que blâmé puisqu'il se fonde sur un oubli: le monde est passé à la trappe.

Droite et gauche, conscientes de leur faiblesse, s'agitent et tentent de donner le change : la première s'essaie à la vertu et à l'idéal et la seconde aux responsabilités et à la lucidité. Mais le hiatus demeure énorme entre la fatalité de leur être et leurs efforts pour se muer en d'inconcevables entités. Profondément, elles s'aiment comme elles sont, pétrie de glaise pour l'une et d'imagination pour l'autre, et elles n'ignorent pas que les citoyens, presque également partagés, aspirent à une droite encore plus entêtée dans le réalisme et à une gauche de plus en plus ancrée dans les songes.

Comme la droite ne peut pas vraiment considérer le réel puisqu'elle est plongée dedans, ce dernier dispose forcément d'une légitimité, d'une validité et d'une opacité qui ne permettent pas autre chose qu'une politique sans états d'âme et sans émotion. Le réel n'est pas injuste, il est. Le bouleverser serait, dans le même mouvement, ruiner le monde de la droite qui a partie liée avec lui. Pas seulement avec ses privilèges mais avec l'évidence de sa pesanteur qui bouche toutes les issues d'air.

Jacques Julliard, déclarant que "si la gauche renonce au social, elle court au suicide" (Le Figaro), met l'accent sur le fait qu'éloignée de la réalité parce que celle-ci est un brise-coeur, la gauche est naturellement, inéluctablement portée à prétendre non pas régir ce qui est mais à le subvertir par principe. Certes nous n'en sommes plus, avec les socialistes français, à une volonté acharnée de rupture et de révolution mais aussi peu compatibles que soient François Hollande et Jean-Luc Mélenchon, il y a tout de même, chez les deux, la certitude que le monde comme il se montre ne va pas.

La gauche a des fourmis dans l'esprit quand la droite, dans l'action, en a dans les jambes. On a admis longtemps que les larmes étaient à gauche et la lucidité à droite. La gauche, aussi, a été perçue comme la mauvaise conscience de la droite, elle venait mettre dans la tête de cette dernière des remords, des regrets suspects, des compassions gênantes.

Aujourd'hui, ces clichés ont vécu. Le paradoxe est que le réel contraint à des similitudes, qu'à force, même la gauche est lentement condamnée à pactiser avec lui, que le pragmatisme devient quasiment un processus obligatoire mais que pourtant droite et gauche se campent comme elles peuvent dans leur singularité. Elles s'y accrochent d'autant plus que ces lambeaux d'identité et de particularisme, pour chacune, risquent d'être les derniers devant l'implacable rouleau compresseur d'un monde qui semble n'avoir pour but que de persuader les idées de leur inanité devant les irrésistibles et insoutenables réalités de toutes sortes qu'il charrie.

Peut-être qu'aujourd'hui, les larmes et l'impuissance sont partout ?


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