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Réutilisation des données publiques : l’exception culturelle balayée en une phrase…

:: S.I.Lex :: - calimaq, 7/07/2012

Dans le litige qui oppose le département du Cantal à la société NotreFamille.com, la Cour Administrative d’Appel de Lyon vient de rendre une décision importante, qui contrairement au jugement en première instance du Tribunal Administratif de Clermont-Ferrand, donne raison au … Lire la suite

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Dans le litige qui oppose le département du Cantal à la société NotreFamille.com, la Cour Administrative d’Appel de Lyon vient de rendre une décision importante, qui contrairement au jugement en première instance du Tribunal Administratif de Clermont-Ferrand, donne raison au premier au détriment de la seconde.

Mais le droit est une matière subtile et ne nous y trompons pas : cette décision ne constitue nullement un revirement de jurisprudence par rapport à la solution consacrée par le TA  concernant la portée de l’exception culturelle en matière de réutilisation des données publiques.

Car il n’aura fallu à la Cour qu’une seule phrase – cinglante –  pour écarter cet argument et réaffirmer que les données culturelles sont bien soumises au principe général de la liberté de réutilisation.

La CCA de Lyon a consacré avec force que l’exception culturelle était une impasse pour les établissements qui cherchaient à se protéger en l’invoquant. (par askal.bosch. CC-BY-NC-ND)

Cette décision s’avère importante pour la diffusion des données culturelles en général et pour la mise en place de l’Open Data dans ce secteur, dont la portée restait à ce jour limitée (euphémisme !) en raison des incertitudes qui pesaient sur la signification de cette exception.

Pour faire vite, le litige portait sur la réutilisation des cahiers de recensement de 1831 à 1931 conservés par les Archives Départementales du Cantal, que ce service refusait à la société de généalogie NotreFamille.com, en s’appuyant notamment sur l’exception prévue à l’article 11 de la loi du 17 juillet 1978, qui prévoit que les services culturels bénéficient d’un régime dérogatoire leur permettant de fixer eux-mêmes “les conditions de la réutilisation”.

Le TA de Clermont-Ferrand en première instance avait décidé que cette exception ne conférait pas aux services culturels un pouvoir discrétionnaire en matière de réutilisation et qu’ils ne pouvaient l’utiliser pour faire obstacle au principe général de libre réutilisation, dans la mesure où les autres conditions posées par la loi étaient remplies par le demandeur.

En appel, le département du Cantal a tenté de faire renverser cette jurisprudence, en essayant à nouveau de faire jouer l’exception culturelle (ici décision en pdf) :

[...] l’ordonnance du 6 juin 2005 a transposé la directive 2003/98/CE du 17 novembre 2003 sur la réutilisation des données, dont l’article 1er exclut des règles du marché les biens culturels, et parmi eux les documents conservés dans les archives ; [...] si l’article 10 de la loi du 17 juillet 1978, issu de l’ordonnance du 7 juin 2005, consacre le droit à la réutilisation des données, l’article 11 de la même loi prévoit un régime dérogatoire aux conditions fixées et contrôlées par les propriétaires des documents ; [...] dans le cadre du régime dérogatoire, les archives peuvent fixer elles-mêmes les règles de réutilisation et ne sont pas tenues de faire droit aux demandes [...]

A ces arguments, qui constituent la substance même de ce que l’on appelle l’exception culturelle en matière de réutilisation des données publiques, la Cour a répondu en une seule et unique phrase, qui démonte complètement cette construction doctrinale et consacre son caractère erroné :

[...] les informations publiques communicables de plein droit, figurant dans les documents détenus par les services d’archives publics, qui constituent des services culturels au sens des dispositions de l’article 11 de la loi du 17 juillet 1978, relèvent de la liberté de réutilisation consacrée de façon générale par cette loi [...]

L’excellent Jordi Navaro du blog Papiers et poussières avait déjà prononcé les funérailles de l’exception culturelle, à partir d’une synthèse d’avis et de décisions de la CADA et de la CNIL, qui préfiguraient la solution consacrée par la Cour de Lyon et c’est aussi une thèse que je défends depuis des années maintenant (voir ici, ou ).

Le Conseil National du Numérique, dans son avis du 5 juin 2012 sur l’Open Data, avait pareillement émis une recommandation pour réintégrer les données culturelles dans le régime de réutilisation commun. Il estime en effet que :

[...] cette dérogation demeure un frein à la mise à disposition des données culturelles . La protection de la vie privée a pu être invoquée, notamment dans les cas des fichiers d’Etat Civil détenus par les archives, mais là encore, la loi précise déjà (article 13) que « la réutilisation d’informations publiques comportant des données à caractère personnel est subordonnée au respect des dispositions de la loi n˚78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés ». Dans tous les cas, il ne semble pas proportionné de créer un régime d’exception à tout le secteur culturel s’il n’est justifié que par des cas très particuliers, qui restent d’ailleurs à définir précisément. Le CNNum propose donc d’intégrer les données culturelles dans le régime de réutilisation commun.

C’est exactement le raisonnement suivi par la Cour d’appel dans son jugement. Après avoir repoussé l’exception culturelle, elle indique toutefois une limite au principe de la réutilisation, qui est fixée par le dispositif général de la loi du 17 juillet 1978, à son article 13, à savoir la protection des données personnelles. En vertu des dispositions de la loi Informatiques et Libertés, NotreFamille.com aurait dû disposer d’une autorisation de la CNIL pour pouvoir transférer des données vers Madagascar. La société n’a pu obtenir cette autorisation qu’après que le département du Cantal ne lui refuse la réutilisation. Dès lors, ce refus était bien fondé et c’est la raison qui motive le retournement par rapport au jugement de première instance du TA.

Là encore, c’est une position qui est entièrement compréhensible et que j’avais à plusieurs reprises défendue : pour protéger les données personnelles, l’exception culturelle est inutile et cette justification ne résiste pas à une analyse juridique objective. Les données personnelles contenues dans les documents des institutions culturelles ne possèdent pas de spécificités particulières par rapport à celles des autres administrations. La loi du 17 juillet 1978 prévoit en outre une articulation avec la loi Informatique et Libertés à son article 13. Et c’est bien à la CNIL de fixer les règles de protection, comme elle vient de le faire à nouveau dans une recommandation sur les services d’archives. Tout ceci est parfaitement cohérent : si des problèmes de données personnelles se posent à propos des documents d’archives, il vaut bien mieux que ce soit la CNIL qui définisse les règles à suivre de manière générale, plutôt que de laisser cette tâche délicate à chaque service culturel en France.

Il faut à présent en finir avec ce feuilleton de l’exception culturelles et tirer toutes les conclusions de ce jugement. Le département du Cantal ne peut pas se porter en Cassation devant le Conseil d’Etat, vu qu’il a gagné et NotreFamille.com n’y a aucun intérêt, étant donné que muni à présent de l’autorisation de la CNIL, le département sera tenu de faire droit à sa demande de réutilisation. S’il refusait, il subirait très probablement à nouveau une défaite devant le TA, une autre devant la CAA et ce n’est qu’après plusieurs années de procédure qu’il pourrait enfin avoir une opportunité de poser la question au Conseil d’Etat en Cassation. Soyons sérieux : ce serait profondément déraisonnable et peu respectueux de l’autorité de la chose jugée. Surtout que comme le rappelle la Gazette des Communes, la Cour Administrative d’Appel de Lyon avait été désignée comme juridiction pilote sur ce type de contentieux et qu’elle a rendu un jugement qui aura toutes les chances d’être suivi.

Il est temps pour les services culturels en général de comprendre qu’ils se sont laissés abusés par une interprétation incorrecte des termes de la loi de 1978 et qu’il leur faut à présent s’adapter aux exigences de la réutilisation des données publiques. Le flottement a trop duré sur ces questions et c’est l’esprit de responsabilité qui commande à présent de mettre fin à ce combat d’arrière-garde. Je ne dis pas qu’il faut cesser de réfléchir à l’articulation entre le privé et le public en matière de réutilisation des données publiques (certains proposent des pistes intéressantes, à partir de la notion de biens communs), mais certainement pas sur la base de cette exception culturelle qui ne règle rien.

Par ailleurs, cette décision devrait également avoir des conséquences au niveau central, sur les établissements publics liés au Ministère de la Culture, quant à leur participation au portail data.gouv.fr.

Comme je l’avais indiqué ici, la circulaire du 26 mai 2011 qui fixe la gratuité comme principe pour la réutilisation des données des Ministères et de leurs établissements tire une conséquence extrêmement forte de l’exception culturelle de l’article 11 de la loi, en laissant à ces établissement un pouvoir discrétionnaire pour décider si elles souhaitent rejoindre le portail data.gouv.fr et placer leurs données sous la licence ouverte d’Etalab.

Or à l’heure actuelle, si l’on excepte le cas de la BnF avec data.bnf.fr, les établissements publics culturels nationaux, qui détiennent les jeux de données les plus importants dans le domaine de la Culture, ont utilisé ce pouvoir discrétionnaire pour se tenir à l’écart de data.gouv.fr et de la démarche d’Open Data qu’il promeut.

Si, comme l’a indiqué avec force dans sa décision la Cour de Lyon, les données culturelles doivent être réintégrées dans le régime général de réutilisation fixé par la loi du 17 juillet 1978, il n’est pas cohérent que la circulaire consacre au profit des établissements publics culturels nationaux un tel pouvoir exorbitant, par rapport aux obligations d’ouverture auxquelles sont soumises les autres administrations.

Cette circulaire doit donc être modifiée et les données culturelles (métadonnées et documents numérisés) doivent rejoindre le portail data.gouv.fr, sous Licence Ouverte, à moins pour les établissements de pouvoir justifier de circonstances particulières qui légitimerait le maintien de redevances (et quelles pourraient-elles être ?).

Que les choses soient bien claires cependant : je n’ai aucune sympathie particulière pour une société comme NotreFamille.com et la vigilance était effectivement de mise à son endroit en matière de protection des données personnelles. Mais je n’ai pas plus sympathie pour des fonctionnaires qui ont tâché de tordre la loi de 1978 pour s’octroyer une forme de privilège injustifié en matière de réutilisation. Et ce d’autant plus que sous couvert de protection des données personnelles et d’exception culturelle, c’est sans doute la volonté de continuer à marchandiser les données et de fixer les tarifs à leur guise qui expliquait leur attitude.

Une dernière chose très importante : c’est aussi au niveau européen qu’il faut agir au plus vite à présent, car comme j’ai essayé de le montrer dans ce billet, la proposition de révision de directive européenne sur les informations du secteur public contient des dispositions qui provoqueraient une grave régression par rapport à cette jurisprudence française et réintroduirait une forme de privilège encore plus fort au bénéfice des institutions culturelles.


Classé dans:Données publiques et Open Data


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