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Torture pendant la guerre d’Algérie : La ligne rouge, c’est pour les autres

Actualités du droit - Gilles Devers, 5/12/2013

Nous avons appris hier la disparition d’un vieil homme, le général Paul...

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Nous avons appris hier la disparition d’un vieil homme, le général Paul Aussaresses, à l'âge de 95 ans. Paix à son âme. En 2001, le général avait publié un livre de souvenirs, Services Spéciaux Algérie 1955-1957, qui avait fait trembler la France. Il racontait comment, parce qu’il fallait des résultats, les ordres étaient de recourir à la torture et aux exécutions sommaires. Son livre, important, ne faisait en fait qu’apporter un témoignage de plus sur des crimes connus, exécutés sur ordre, et jamais jugés. La publication avait causé un tollé non par ce qu’apprenait le livre, mais parce le général expliquait que pour lui, dans le contexte, le recours à la torture était justifié. Bref, il lui était reproché de dire ce qu’il pensait.   

Les éditeurs et le général ont été condamnés pour apologie de crime, et la Cour européenne a dit que cette condamnation était une violation de la liberté d’expression (CEDH, Orban, 15 janvier 2009, no 20985/05). Un arrêt qui pose parfaitement l’importance de la liberté d’opinion, lorsqu’il s’agit de débats d’intérêt général. Comment combattre les idées qui déplaisent, si on ne les laisse pas s’exprimer ? Et à propos, quand donc, toutes archives ouvertes, abordera-t-on enfin le vrai débat sur la pratique de la torture par la France en Algérie ? Les lignes rouges, la justice, c’est pour les autres ? 


I – Le livre Services Spéciaux Algérie 1955-19579782262017613FS.gif

Alger, la guerre d’indépendance

L’affaire, c’est la publication en mai 2001, éditions Perrin, du livre Services Spéciaux Algérie 1955-1957, écrit par la général Paul Aussaresses.

Paul Aussaresses était un ancien de la France libre, militaire reconnu, homme de confiance général de Gaulle, envoyé dans les mauvaises affaires en Algérie et en Indochine, acteur important des services secrets, fondateur du 11e choc (le bras armé du Sdece).

Il a été affecté en Algérie de 1955 à 1957, avec une mission claire : lutter par tous les moyens contre la rébellion, et le terrorisme érigé en système par le FLN. En pratique, la torture et les exécutions sommaires. le livre décrit l’activité des escadrons de la mort français lors de la « bataille d’Alger ».

Aussaresses, alors capitaine, été affecté la fin 1954 et le printemps 1956 comme officier de renseignement, à la 41ème demi-brigade parachutiste stationnée à Philippeville. Il a quitté l’Algérie quelques mois, jusqu’en octobre 1956  et tout au long de l’année 1957, il a été affecté à l’État-major du Général Massu qui commande à Alger la 10ème division parachutiste. Massu était chargé par le Ministre-Résident Robert Lacoste du maintien de l’ordre à Alger et dans le nord du département.

Pendant ces trois ans, le militaire Paul Aussaresses a été aux avant-postes de la guerre contre le F.L.N. Comme il l’explique lui-même, son rôle était d’organiser les arrestations, de trier les suspects, de superviser les interrogatoires et même d’y participer. Il reconnaît avoir ordonné et pratiqué lui-même la torture, érigée en système au nom de l’efficacité, et il revendique également de nombreuses exécutions sommaires destinées à la fois à éliminer les activistes et à créer une « contre-terreur » (page 155 du livre).


L’esprit du livre

Le livre s’ouvre par cet « Avant-propos »

« Comme beaucoup de mes camarades qui ont combattu en Algérie, j’avais décidé, non pas d’oublier, mais de me taire. Mon passé dans les services spéciaux de la République m’y prédisposait. De plus, l’action que j’ai menée en Algérie étant restée secrète, j’aurais pu m’abriter derrière cette protection. Aussi s’étonnera-t-on vraisemblablement qu’après plus de quarante ans, je me sois décidé à apporter mon témoignage sur des faits graves qui touchent aux méthodes utilisées pour combattre le terrorisme, et notamment à l’usage de la torture et aux exécutions sommaires.

« Même si je suis conscient que le récit qui va suivre est susceptible de choquer – ceux qui savaient et qui auraient préféré que je me taise comme ceux qui ne savaient pas et auraient préféré ne jamais savoir –, je crois qu’il est aujourd’hui utile que certaines choses soient dites et, puisque je suis, comme on le verra, lié à des moments importants de la guerre d’Algérie, j’estime qu’il est désormais de mon devoir de les raconter. Avant de tourner la page, il faut bien que la page soit lue et donc, écrite.

« L’action que j’ai menée en Algérie, c’était pour mon pays, croyant bien faire, même si je n’ai pas aimé le faire. Ce que l’on a fait en pensant accomplir son devoir, on ne doit pas le regretter.

« De nos jours, il suffit souvent de condamner les autres pour donner au tout-venant des gages de sa moralité. Dans les souvenirs que je rapporte, il ne s’agit que de moi. Je ne cherche pas à me justifier mais simplement à expliquer qu’à partir du moment où une nation demande à son armée de combattre un ennemi qui utilise la terreur pour contraindre la population attentiste à le suivre et provoquer une répression qui mobilisera en sa faveur l’opinion mondiale, il est impossible que cette armée n’ait pas recours à des moyens extrêmes.

« Moi qui ne juge personne et surtout pas mes ennemis d’autrefois, je me demande souvent ce qui se passerait aujourd’hui dans une ville française où, chaque jour, des attentats aveugles faucheraient des innocents. N’entendrait-on pas, au bout de quelques semaines, les plus hautes autorités de l’Etat exiger qu’on y mette fin par tous les moyens ?

« Que ceux qui liront cet ouvrage se souviennent qu’il est plus aisé de juger hâtivement que de comprendre, plus commode de présenter ses excuses que d’exposer les faits. »

 

Les extraits qui ont fait débat38825812_8326586.jpg

Au sein du livre, le débat s’est cristallisé sur plusieurs passages.

* page 30 à propos de la torture : « Je ne tardai pas du reste à me convaincre que ces circonstances (N.B. : des circonstances exceptionnelles) expliquaient et justifiaient leurs méthodes. Car pour surprenante qu’elle fût, l’utilisation de cette forme de violence, inacceptable en des temps ordinaires, pouvait devenir inévitable dans une situation qui dépassait les bornes (...) La torture devenait légitime quand l’urgence s’imposait. »

* page 32 à propos de la torture : « Une petite minorité d’entre eux (N.B. : des soldats) l’a pratiquée, avec dégoût certes, mais sans regret. Ceux qui contestaient l’usage de la torture (...), s’ils avaient été chargés de faire parler les terroristes, seraient peut-être devenus les inquisiteurs les plus acharnés. »

* page 35 à propos de la torture et des exécutions sommaires : « (...) Une chose est claire : notre mission nous impose des résultats qui passent souvent par la torture et les exécutions sommaires. »

* page 45 à propos de la torture : « Il y avait urgence et j’avais sous la main un homme directement impliqué dans un acte terroriste : tous les moyens étaient bons pour le faire parler. C’étaient les circonstances qui voulaient çà. »

*page 153 à propos des exécutions sommaires : « Il était impossible de les remettre dans le circuit judiciaire. Ils étaient trop nombreux et les rouages de la machine judiciaire se seraient grippés. Beaucoup d’entre eux seraient passés au travers des mailles du filet. »

 

* page 155 à propos des exécutions sommaires : « Par conséquent, les exécutions sommaires faisaient partie intégrante des tâches inévitables de maintien de l’ordre. C’est pour ça que les militaires avaient été appelés. On avait instauré la contre-terreur, mais officieusement, bien sûr. »

* page 174 à propos des exécutions sommaires : « Compte tenu de sa notoriété (N.B. : la notoriété d’Ali Boumendjel) la solution la moins risquée était évidemment de transférer l’avocat à la Justice, ce qui lui garantissait l’impunité. Nous ne pouvions guère retenir contre lui que le minimum : le fait d’avoir fourni une arme. Il y avait bien une complicité avouée d’assassinat, mais il ne faisait guère de doute que, sitôt présenté à un juge d’instruction, il se rétracterait et serait remis en liberté après que son frère aurait passé quelques appels téléphoniques. »

* page 177 à propos des exécutions sommaires : « Or ce « suicide » (N.B. : d’Ali Boumendjel), qui ne trompa pas les mieux informés, était justement un avertissement pour le F.N.L. et pour ses sympathisants. Au début, nous flinguions les seconds couteaux. Là, il s’agissait d’un notable. » 

 

Les décisions judiciaires en France

La réponse judiciaire a été efficace... et pas glorieuse: tout faux.

La procédure a été engagée le 13 juin 2001, le procureur de la République de Paris faisant citer les éditeurs et le général Aussaresses devant le tribunal correctionnel de Paris pour y répondre du délit d’apologie de crimes de guerre (article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse).

Le 25 janvier 2002, le tribunal correctionnel de Paris a condamné les personnes poursuivies, et la cour d’appel de Paris, par un arrêt du 25 avril 2003, a confirmé le jugement pour l’essentiel. Le 7 décembre 2004, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, dans les termes suivants :

« Attendu que, pour reconnaître à certains des propos incriminés un caractère apologétique, l’arrêt énonce que l’apologie au sens de l’article 24, alinéa 3, de la loi sur la presse n’est pas synonyme d’éloge ni de provocation directe ; que les juges relèvent que, dans plusieurs passages de son livre, Paul Aussaresses assortit son récit de commentaires sur l’emploi de la torture ou la pratique des exécutions sommaires qui, au nom de l’efficacité, tendent à les légitimer et incitent à porter sur elles un jugement favorable ; qu’ils retiennent encore que l’éditeur ne prend aucune distance vis-à-vis du texte et glorifie même son auteur en le présentant comme une « légende vivante » ;

« Attendu qu’en l’état de ces énonciations, la Cour de cassation, à qui il appartient d’exercer son contrôle sur le point de savoir si l’écrit poursuivi en vertu de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 présente le caractère d’une apologie des crimes ou délits qui y sont visés, est en mesure de s’assurer, par l’examen de l’ouvrage incriminé, que les passages retenus par la cour d’appel entrent dans les prévisions du texte précité ;

« Qu’en présentant comme susceptibles d’être justifiés des actes constitutifs de crimes de guerre, l’écrit doit être considéré comme en ayant fait l’apologie ;

« Que l’intention coupable se déduit du caractère volontaire des agissements incriminés ;

« Attendu qu’en rejetant par les motifs repris au moyen l’argumentation des demandeurs selon lequel l’article 10 de la Convention (...) faisait obstacle à ce qu’ils puissent être retenus dans les liens de la prévention, l’arrêt n’encourt pas les griefs allégués ;

« Qu’en effet, celui qui se réclame du droit à l’information, fondement de la liberté d’expression, n’est pas tenu d’assortir l’exposé des faits qu’il rapporte de commentaires propres à justifier des actes contraires à la dignité humaine universellement réprouvés, ni de glorifier l’auteur de tels actes ».

C’est du blindé : en 1) le propos est bien apologétique, et en 2) il excède la protection instituée par l’article 10 de la Convention EDH... Hum, hum... 

 

II – Devant la CEDHLa_question-alleg.jpg


Le texte

La référence est l’article 10 de la Convention EDH.

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

« 2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

 

Principes de l’analyse

La condamnation est une ingérence prévue par la loi et poursuivant un but légitime, la condamnation des crimes, mais le principal point en débat est de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »

L’adjectif « nécessaire » implique un « besoin social impérieux » (Jersild, 23 septembre 1994 ; Editions Plon ; Lehideux et Isorni). Les Etats contractants jouissent d’une « certaine marge d’appréciation » pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais la Cour doit déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée » au but légitime poursuivi et d’apprécier si les motifs invoquées par les autorités nationales pour la justifier sont « pertinents et suffisants ».

Dans une telle affaire, les autorités nationales ne jouissaient que d’une marge d’appréciation restreinte, circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de communiquer – dans le respect de ses devoirs et responsabilités – des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, et garantir le droit du public à en recevoir.

Parce qu’il contribue à fournir un support pour l’expression des opinions des auteurs qu’il publie, l’éditeur non seulement participe pleinement à la liberté d’expression mais aussi partage les « devoirs et responsabilités » de ces derniers, et un éditeur peut être sanctionné pour avoir publié un texte dont l’auteur s’est affranchi de ces « devoirs et responsabilités » (Sürek c. Turquie (n1) [GC], no 26682/95, § 63 ; Öztürk c. Turquie [GC], n22479/93, § 49 ; Hocaoğulları c. Turquie, n77109/01, § 41).


Application au cas d’espècearton4266.jpg

La Cour de cassation avait en fait reproché un manque de distance vis-à-vis des opinions émises. Pas d’accord, avait répondu la CEDH.

« En publiant cet ouvrage, les requérants ont simplement livré ce témoignage au public (Jersild précité). Or la publication d’un témoignage de ce type – lequel, d’après l’éditeur, « contribue (...) à faire comprendre la terrible complexité d’une époque qui continue d’habiter notre présent » – s’inscrivait indubitablement dans un débat d’intérêt général d’une singulière importance pour la mémoire collective : fort du poids que lui confère le grade de son auteur, devenu général, il conforte l’une des thèses en présence et défendue par ce dernier, à savoir que non seulement de telles pratiques avaient cours, mais qui plus est avec l’aval des autorités françaises.

Selon la Cour, « le fait que l’auteur ne prenne pas de distance critique par rapport à ces pratiques atroces et que, au lieu d’exprimer des regrets, il indique avoir agi dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée, accomplissant son devoir, est un élément à part entière de ce témoignage ».

Aussi, le grief fait aux éditeurs de ne pas avoir pris de distance par rapport au récit du général Aussaresses, n’était pas justifié (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 64).

La Cour a ajouté ne pas mésestimer la déclaration du Gouvernement selon laquelle « la mémoire des tortures pratiquées par certains militaires français reste encore très vive et douloureuse chez ceux qui les ont subies ».

Mais soulignant que les événements évoqués dans l’ouvrage litigieux se sont produits plus de quarante ans avant sa publication, elle avait ajouté :  

« S’il est certain que les propos litigieux dont il est question en l’espèce n’ont pas pour autant perdu leur capacité à raviver des souffrances, il n’est pas approprié de les juger avec le degré de sévérité qui pouvait se justifier dix ou vingt ans auparavant ; il faut au contraire les aborder avec le recul du temps. La Cour l’a souligné dans l’arrêt Lehideux et Isorni : cela participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire.

« Il y a lieu de rappeler à cet égard que sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (ibidem).

« Sanctionner un éditeur pour avoir aidé à la diffusion du témoignage d’un tiers sur des événements s’inscrivant dans l’histoire d’un pays entraverait gravement la contribution aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Jersild précité, § 35).

De telle sorte, il y a eu violation de l'article 10.

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Alger, Place des Martyrs

 

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