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Un vieil homme indigne...

Justice au Singulier - philippe.bilger, 17/07/2015

J'ai hésité, pour le titre, en me demandant si je n'allais pas ajouter un point d'interrogation. Je ne l'ai pas mis. Gröning lui-même me justifie. "J'étais un petit rouage. Si vous qualifiez ça de culpabilité, alors je suis coupable". Donc, à sa manière, un vieil homme indigne.

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Oskar Gröning, âgé de 94 ans, a été condamné le 15 juillet, par un tribunal de Lunebourg, dans le nord de l'Allemagne, à quatre ans d'emprisonnement pour "complicité" dans l'assassinat de 300 000 Juifs dans le camp d'extermination d'Auschwitz entre 1942 et 1944 (Libération, Le Dauphiné libéré).

Cette sanction est légèrement supérieure à celle qui avait été requise par le parquet alors que l'accusé risquait, selon la loi, de trois à quinze ans de prison.

La condamnation de celui connu comme "le comptable d'Auschwitz" a été saluée par le président du Conseil central des Juifs d'Allemagne comme "très importante, notamment pour les victimes et leurs familles..."

Ce qui m'a d'emblée intéressé dans le destin de Gröning est que son histoire, en effet, "pourrait être celle de n'importe quel Allemand de sa génération".

Quand il est âgé de vingt ans, l'antisémitisme est "alors omniprésent". Il rejoint les Waffen SS "par fascination pour l'uniforme" et, comptable de formation, il est affecté, au mois de septembre 1942, au département comptabilité du camp d'Auschwitz et va travailler dans les locaux réservés à l'administration. Il cessera cette activité au mois d'octobre 1944.

Sa mission est de "trier drachmes, zlotys, florins et lires" pendant que leurs propriétaires - 425 000 personnes, à majorité juive - sont exterminés dans les chambres à gaz.

Ce qui retient l'attention dans ce terrifiant parcours se rapporte à l'attitude singulière de l'accusé. Contrairement à tant d'autres qui, sur ce plan exceptionnel comme sur d'autres relatives à une criminalité plus ordinaire, prétendent avoir ignoré l'issue finale, Gröning, pour sa part, n'a jamais contesté avoir su quel était l'aboutissement ultime du processus dans lequel il intervenait à l'origine. Il s'est défendu, cependant, en arguant n'avoir été qu'un rouage initial, dérisoire, bureaucratique, purement technique, sans aucune incidence sur la machine de mort qui allait suivre.

De fait, même s'il n'avait pas été ce funèbre comptable, l'extermination aurait été accomplie.

Reste, cependant, qu'il faut approuver la décision du tribunal ayant appréhendé le comportement de Gröning comme partie indissociable d'un tout, par une sorte de solidarité de l'horreur et de cohérence de l'entreprise mortifère en ses diverses étapes et séquences, et donc l'a condamné pour sa participation seulement comptable à une monstruosité jamais occultée.

Cette bonne foi rare ne pouvait pas dissimuler ce qu'il y avait d'atrocement schizophrénique dans ce hiatus confortable et de bonne conscience entre les opérations initiales de comptabilité et les chambres à gaz déjà programmées.

La sanction de quatre années m'apparaît par ailleurs très pertinente et équilibrée - Gröning n'ayant pas été incarcéré, le verdict rendu - parce qu'elle a apprécié à sa juste mesure le rôle de l'accusé alors, sa sincérité, son âge et les données médicales à prendre en compte. Cette décision a su échapper au ridicule d'une peine extrême ou au scandale d'une répression dérisoire.

Si elle m'a à ce point marqué par sa justesse, c'est sans doute parce qu'elle a remis dans ma mémoire la procédure interminable de René Bousquet qui, avant d'être assassiné par Christian Didier, aurait suscité, s'il avait comparu aux assises, interrogations et problématiques du même type que celles intelligemment et avec sensibilité surmontées pour Gröning.

J'ai hésité, pour le titre, en me demandant si je n'allais pas ajouter un point d'interrogation. Je ne l'ai pas mis.

Gröning lui-même me justifie. "J'étais un petit rouage. Si vous qualifiez ça de culpabilité, alors je suis coupable".

Donc, à sa manière, un vieil homme indigne.


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