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L'Etat de droit ou l'Etat tremblant ?

Justice au Singulier - philippe.bilger, 4/09/2015

Si l'Etat de droit était à la fois un principe impérieux et une pratique impartiale, quel citoyen pourrait en discuter l'inspiration, les modalités et les conséquences ? L'Etat tremblant a encore beaucoup d'avenir, je le crains.

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On n'a pas encore tiré toutes les leçons du blocage de l'A1 par une soixantaine de gens du voyage durant la dernière fin de semaine (Le Figaro).

Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'un pouvoir politique donne une triste image de son courage et une piètre idée de sa rectitude mais pourquoi faudrait-il admettre cette constante dérive comme inéluctable et, en quelque sorte, évidente ?

Je néglige ce qui a été évoqué, à la suite de ce blocage, comme "une décision judiciaire très opportune". Il ne me paraît pas inconcevable que le débat sur la présence, aux obsèques de son père, d'une personne incarcérée ait pu entraîner une décision d'abord défavorable, puis favorable, de la justice sans qu'on soit obligé de prêter à celle-ci une soumission choquante aux pressions et à la violence collective.

Sur le plan politique, quelle surprise, tout de même, d'entendre la préfète de Picardie justifier l'inaction et la passivité en affirmant qu'une intervention aurait pu entraîner "des débordements", qu'elle était précisément chargée de prévenir, et de devoir déplorer que même notre remarquable ministre de l'Intérieur a approuvé cette aberration !

L'opposition s'en est donnée à coeur joie et c'était de bonne guerre même si cela l'a conduit à oublier que sous le quinquennat précédent des dysfonctionnements du même type avaient pu être relevés et dénoncés. L'autorité de l'Etat a toujours été, en France, hémiplégique et partisane. C'est un fait et c'est une honte républicaine.

Pourquoi le pouvoir, dans l'ensemble de sa chaîne hiérarchique, est-il plus soucieux des retombées et des risques de l'application de la loi et du maintien de l'ordre que mobilisé pour assurer le respect de l'une et de l'autre ? Cette interrogation n'est pas de pure forme car la navrante explication de la préfète en est une illustration caricaturale.

Il me semble que l'Etat tremblant a pris la relève de l'Etat de droit parce que celui-ci exige intelligence, rigueur, justice et égalité. Il impose que les opportunités politiques et les prudences clientélistes ne viennent pas troubler son équanimité et sa sérénité. Il est battu en brèche et violé quand ici on matraque parce que les manifestants sont déterminés mais pacifiques et que là il tolère parce que les trublions sont prêts à tout, notamment aux violences, aux dégradations et au mépris de l'intérêt général.

La préfète n'aurait jamais adopté une telle position si elle avait eu la certitude d'être soutenue et approuvée par le plus haut sommet de l'Etat et par son ministre, dans l'action qu'elle aurait dû engager sur le terrain et de ses suites éventuelles. La faiblesse d'en bas est nourrie par la peur d'en haut. La faiblesse d'en haut suscite la timidité d'en bas.

Qui est encore dupe aujourd'hui ? Les reculades et les démissions se déguisent en tactique et en sagesse. L'Etat n'a plus d'autorité mais il s'en vante.

J'entends bien que la volonté, quoi qu'il en coûte, de servir sur l'ensemble du territoire et au bénéfice de tous la loi et l'ordre, est susceptible de causer des dommages, des victimes, des tragédies.

Sivens en a été il y a quelques mois un exemple dramatiquement signifiant mais la perversion est devenue telle que l'exigence d'ordre et de tranquillité est présumée coupable quand les fauteurs de trouble sont, eux, forcément toujours innocents, surtout quand leur mort les sanctifie.

L'Etat justifie généralement sa passivité par crainte de l'opinion publique si une catastrophe survenait. Celle-ci crée un émoi d'autant plus intense que les interventions des pouvoirs publics sont illisibles, partisanes ou sectaires, et ses abstentions intéressées ou inopportunes.

Les "débordements" qu'on a voulu fuir pour l'A1, on va, un jour - c'est à peine de la politique-fiction -, les constituer comme le frein, la boussole et le paramètre de tout. L'action et l'innovation étouffées par le principe de précaution, la démocratie mise à l'abri de l'intrusion du peuple, le talent, les singularités, les notes et les classements désavoués au nom de l'égalité et de la grisaille, la langue, la parole et la culture soigneusement préservées de la qualité et de l'élitisme. Sans occulter "les retombées" de la vie et des humains...

Si l'Etat de droit était à la fois un principe impérieux et une pratique constante et impartiale, quel citoyen pourrait en discuter l'inspiration, les modalités et les conséquences ?

L'Etat tremblant a encore beaucoup d'avenir, je le crains.


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