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Justice : « Pas davantage de lois ou d’énarques,… mais des juges ! »

Actualités du droit - Gilles Devers, 9/06/2014

Pas d’idées pour réformer la justice ? Dominique Rousseau en a...

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Pas d’idées pour réformer la justice ? Dominique Rousseau en a quelques-unes. Dominique est prof de droit constitutionnel à Paris-I Panthéon-Sorbonne, directeur de l’École de droit de la Sorbonne et il a été membre du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de 2002 à 2006. Donc, disons qu’il connait un peu le sujet… Dans une interview à l’irremplaçable Gazette du Palais, reprise par Le Monde, l’ami Dominique fait passer quelques propositions marquantes, et fort bien argumentées. Les idées sont là, quelques vérités aussi… Une importante contribution au débat.

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Corrado Giaquinto, Allégorie de la Paix et de la Justice,1759~1760

Entretien avec Eve Boccara

« François Hollande a annoncé une révision constitutionnelle du Conseil supérieur de la magistrature pour répondre aux inquiétudes nées des écoutes de Nicolas Sarkozy et surtout de son avocat Thierry Herzog. La réforme avait déjà été annoncée puis abandonnée il y a un an. Qu’est-ce qui changerait la donne aujourd’hui ?

Cette idée de réforme constitutionnelle de la Justice a été relancée dans la foulée de l’affaire dite Falletti, procureur général [de Paris] que Christiane Taubira aurait tenté d’évincer pour ses opinions politiques. Après, aussi et surtout, l’affaire des écoutes de Nicolas Sarkozy qui, une nouvelle fois, ont mis au centre de la controverse les rapports complexes justice-politique. Selon moi, seule une réforme du CSM qui poserait clairement le principe d’indépendance de la justice par rapport au politique pourrait régler la question et faire disparaître ces suspicions de subordination. Ce CSM deviendrait alors vraiment l’expression de la justice comme service du public, rendue au nom du peuple. Il serait chargé de la nomination et du déroulement de carrière des magistrats du siège, mais aussi des magistrats du parquet qui ne dépendraient plus du ministère de la justice mais d’une autorité réellement indépendante.

N’est-ce pas le sens de la réforme envisagée par François Hollande ?

Il s’agit d’une réforme a minima, qui ne va pas assez loin. Le président prévoit que le futur CSM sera composé à égalité de membres magistrats et non magistrats et que les magistrats du parquet seront nommés sur avis conforme, comme les magistrats du siège. Cela me semble très insuffisant par rapport au moment historique que nous vivons de la France.

Que préconisez-vous ?

D’abord un changement de dénomination : le Conseil supérieur de la magistrature doit devenir le Conseil supérieur de la justice. Afin de bien marquer que ce Conseil ne serait pas l’organe du corps des magistrats mais l’institution du service public de la Justice. Outre cette dénomination nouvelle, ce Conseil supérieur, de 18 ou 22 membres, serait composé de magistrats élus par leurs pairs et, en majorité, de personnalités compétentes désignées par le Parlement à la majorité des 3/5e. Son président serait élu par ses membres, parmi les non-magistrats. Ce conseil devrait avoir trois missions principales : d’abord, proposer la nomination de tous les magistrats, du siège et du parquet, alors qu’aujourd’hui la proposition vient du ministre ; ensuite, déterminer la politique de formation des magistrats ; enfin, exercer le pouvoir disciplinaire sur l’ensemble des magistrats, alors qu’aujourd’hui, pour les membres du parquet, le CSM se contente de donner un avis, qui est suivi ou non par la Chancellerie.

Ce Conseil supérieur de la justice serait conçu comme une super autorité indépendante ?

Oui, ainsi composé, ce CSJ devrait se voir rattaché la direction des services judiciaires, aujourd’hui à la chancellerie, ainsi que l’École nationale de la magistrature (ENM) et l’inspection des services judiciaires. L’idée générale serait de couper totalement la justice du politique. L’ensemble des nominations et évolutions de carrière serait garanti par cette autorité constitutionnelle.

Une justice soumise à la culture d’État

Vous parliez de « moment historique » de la France, d’un moment où les instituions doivent être réformées, pourquoi ?

Nos institutions sont en décalage avec l’état de notre société : politique, culturel, social, sociologique. Elles proviennent pour l’essentiel du XIXe siècle et ne sont plus connectées à notre monde, et ce dans tous les domaines. Prenez l’organisation territoriale : nous vivons encore à l’heure des départements ! L’université fonctionne avec de grands amphithéâtres et la justice, elle, continue d’apparaitre comme un organe de l’État, subordonnée à l’autorité politique. Plus rien de tout cela n’est adapté.

Mais la justice est indépendante dans les faits…

Notre justice reste soumise à cette culture d’État, elle a été conçue comme une institution de l’État. Or les choses ont changé, l’État ne remplit plus le rôle qu’il remplissait au XIXe siècle. La société se tourne désormais vers les juges. Cette évolution exige une refonte totale, une réorganisation de la justice et de nos institutions judiciaires qui va au-delà d’un simple rafistolage. Nous devons tout repenser. Les juges sont ceux à qui on s’adresse pour transformer les demandes de la société en droit. Voyez la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ! Elle fut précédée, de deux ans, par le procès de Marie-Claire à Bobigny en 1972, relaxée après avoir pratiqué un avortement. Les citoyens sont à la recherche d’institutions d’équilibre.

D’institutions qui leur donnent les moyens de réclamer. Or nos institutions tranchent, décident, mais n’offrent pas les moyens de réclamer. C’est à la justice de remplir cet office, et pour ce faire elle doit être indépendante. Mais dès lors que le fonctionnement de l’appareil judiciaire est entre les mains du ministre de la justice et que ce ministre est un homme ou une femme politique, il y a soupçon de partialité. Ce soupçon est d’autant plus terrible qu’aujourd’hui la société considère la justice comme la seule institution où elle peut être entendue, où elle peut réclamer.

Mais que deviendrait le ministère de la Justice ? Est-il voué à disparaitre ?

Le ministère de la justice doit devenir le ministère de la loi. Il aurait la responsabilité de contrôler l’écriture des textes, leur qualité rédactionnelle et juridique. Celle de vérifier, aussi, si la loi est compatible avec la Constitution et les textes internationaux. Mais il ne peut plus y avoir de ministre de la justice au sein d’un gouvernement. Il faut sortir la justice du gouvernement comme on a sorti l’information du gouvernement. Plus de ministre de l’information, plus de ministre de la justice. À la place, soit un Conseil supérieur de la Justice, soit l’élection d’un chancelier par le parlement à la majorité des 3/5e pour cinq ans qui ne siègerait pas au conseil des ministres.

Si le contrôle de la qualité de la loi revient à ce ministère de la loi, que devient le Conseil d’État ? Il garde sa compétence contentieuse ?

Le Conseil d’État a lui aussi correspondu à une réalité juridique et politique d’une France qui se construisait après 1789. Cette institution ne se justifie plus. Il n’y a aucune raison de conserver un juge spécial pour l’administration. D’ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme a plusieurs fois émis des doutes sur la pertinence d’une institution qui fait coexister fonctions consultative et contentieuse. D’où l’idée de transférer le contentieux administratif à la Cour de cassation où pourrait être créée une chambre administrative. Les conseillers d’État auraient ainsi le choix entre rester au Conseil d’État ou aller à la Cour de cassation.

Le Conseil d’État est appelé à disparaître

Mais que resterait-il de la compétence du Conseil d’État ?

Il lui resterait la fonction consultative, en complément du ministère de la loi. Mais, à terme, cela me semble évident, le Conseil d’État est appelé à disparaitre. Voyez ses membres. Ils sont supposés servir l’intérêt général mais nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, vont dans le privé, dans des banques, puis reviennent. Chacun peut imaginer les conséquences en termes de conflit d’intérêt. Le Conseil d’État a perdu son image de lieu où on sert et où se fabrique l’intérêt général. Lorsque la France reposait sur l’État, c’était vrai. Aujourd’hui, le moment politique est celui de la société et le Conseil d’État continue de parler avec les mots de l’État. La France meurt d’une pensée d’État ; elle a besoin d’une pensée de société et les juges judiciaires sont plus connectés avec la société pour faire émerger l’intérêt général. Le Conseil d’État a correspondu à un moment de l’histoire de France, un moment aujourd’hui révolu.

Les citoyens se tournent-ils vraiment vers les juges ? La justice semble, au contraire, l’objet d’une crise de confiance…

Pourquoi crise de confiance ? Parce que les citoyens voient que la justice dans son organisation actuelle n’est pas indépendante du politique et le désaveu du politique rejaillit sur la justice. D’où l’importance de couper radicalement le lien entre politique et justice. Car une société a besoin de s’incarner dans une institution. Autrefois, l’Église, hier l’ENA, aujourd’hui l’institution judiciaire. Montée en puissance de la figure du juge au niveau interne – toute la misère du monde échoue devant les tribunaux – au niveau européen, au niveau international avec la demande de création d’une Cour internationale de l’environnement, d’une Cour internationale de l’économie et d’une Cour constitutionnelle internationale.

Pour la reconnaissance des opinions séparées

Oui, les citoyens se tournent aujourd’hui vers l’institution judiciaire car ils demandent de l’impartialité et la prise en considération des données particulières d’une affaire. Ils ne demandent pas des énarques, ni des lois ; ils demandent que leurs problèmes soient réglés de manière impartiale par le jeu des principes. D’où l’importance d’une éthique de la production du jugement judiciaire qui passe notamment par des motivations beaucoup plus étayées qu’elles ne le sont aujourd’hui, par la reconnaissance des opinions séparées (comme à la Cour européenne des droits de l’homme) et par l’échevinage.

Les expériences de jurés citoyens en correctionnelle, souhaités par Nicolas Sarkozy, ne vont être ni étendues ni poursuivies, faute de résultats tangibles. Les syndicats de magistrats dénoncent, en outre, une mesure populiste…

Je me méfie de la foule, non du peuple. Le référendum, c’est la foule. Mais la justice se rend au nom du peuple. Et le peuple se construit par le droit, c’est-à-dire, par le temps, par l’argumentation, par la réflexion, par le doute. Il faut revoir Douze hommes en colère, comment des « gens » qui au départ réagissent « directement » se transforment par le droit en jurés responsables. Quand on disait à Robert Badiner que les sondages montraient l’opinion favorable à la peine de mort, il répondait que c’était facile de répondre à une question dans la rue sur « pour ou contre la peine de mort », mais plus difficile pour les jurés populaires de prononcer la peine de mort après avoir entendu les arguments et vu l’accusé. Si on met les hommes en situation de responsabilité, la justice émerge de la barbarie. On se donne le temps de comprendre, le temps de la réflexion. La justice est un instrument de la civilisation au sens où l’entendait Norbert Elias. Aujourd’hui, c’est vers la justice qu’on se tourne pour civiliser les rapports humains.

Réformer le Conseil constitutionnel

Dans cette vision refondue de la Justice, comment se situe le Conseil constitutionnel ?

Le Conseil constitutionnel a connu une évolution inattendue, qui exprime lui aussi ce mouvement du moment État vers le moment société. En 1958, on a admis l’idée que la loi pouvait être contrôlée, qu’elle n’exprimait pas assurément l’intérêt général, qu’elle devait pour mériter cette qualité respecter la constitution et qu’il fallait donc une institution, le Conseil constitutionnel, qui contrôle la conformité à la constitution de la loi votée. La Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) adoptée en 2008 donne toute sa portée à cette « nouveauté » en permettant à tout justiciable de réclamer « contre » la loi de l’État en se fondant sur les principes constitutionnels, en particulier ceux de 1789 et 1946, qui expriment le bien commun de la société. C’est pourquoi, aujourd’hui, le Conseil constitutionnel devrait être transformé pour se mettre au niveau de l’ampleur de ses missions.

Quelles transformations du Conseil constitutionnel devraient accompagner le succès de la QPC, selon vous ?

Le contrôle a priori doit d’abord, à mon sens, être supprimé, pour que les juges constitutionnels se recentrent sur un contrôle a posteriori de la loi. Le contrôle a priori a trois défauts principaux. Il intervient juste après le vote de la loi et donne ainsi une vision politique et de la saisine – l’opposition saisit le Conseil pour « embêter » la majorité et non pour faire triompher le droit – et de la décision – les médias l’analysent comme un match entre le gouvernement et les juges. Il intervient avant que la loi soit appliquée alors que c’est au moment de son application que les atteintes à un droit constitutionnel peuvent apparaître. Il peut être instrumentalisé par les parlementaires pour empêcher l’exercice d’un contrôle a posteriori puisqu’une loi contrôlée en a priori ne peut plus l’être ensuite sauf exceptions dont l’appréciation relève du Conseil d’État et de la Cour de cassation. Ce qui pose la question de l’accès au juge constitutionnel dans le cadre de ce contrôle a posteriori : il ne peut pas être laissé entre les mains du Conseil d’État et de la Cour de cassation.

Qui déciderait alors de la recevabilité des QPC ?

Plusieurs possibilités. On pourrait envisager de donner au juge ordinaire le contrôle de la constitutionnalité de la loi et considérer que le Conseil constitutionnel devient alors la cour d’appel des juges ordinaires. Ou bien, on pourrait envisager que le Conseil constitutionnel crée une chambre en son sein, dont le rôle serait de décider de la recevabilité des QPC. Le Conseil serait composé de douze membres et non plus neuf, dont trois seraient affectés à cette chambre en charge de la recevabilité. Cette modification entraînerait, aussi, un changement de mode de désignation des membres du Conseil constitutionnel : suppression bien sûr de la catégorie des membres de droit à vie (les anciens présidents de la République), et une procédure de nomination caractérisée par deux éléments : proposition par le président de la République, le président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat de personnalités ayant une expérience ou des compétences dans le domaine juridique ; validation par le parlement à la majorité des 3/5e.

Un changement aussi dans la production des décisions qui pourraient être accompagnées de la publication des opinions séparées. Un changement enfin du nom pour faire du Conseil constitutionnel une Cour constitutionnelle. L’ensemble de ces propositions répond à une logique. Puisque nous assistons à un déclin de l’État, les institutions de représentation de l’État ne sont plus « raccord ». Puisque nous assistons à une montée de la société, le juriste, s’il estime avoir un rôle à jouer dans son époque, doit inventer les institutions de représentation de la société. Et la justice, constitutionnelle et judiciaire, en fait assurément partie. »


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