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Faut-il détester l'autre ET ses pensées ?

Justice au singulier - philippe.bilger, 30/11/2014

Ces hasards récents de la vie m'ont incité à chercher en moi de quoi m'absoudre. Je l'ai tenté. Je demande l'indulgence de mes juges. De mes lecteurs.

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Cette interrogation a pris une actualité déterminante ces derniers jours à la suite de circonstances particulières ou d'informations médiatiques.

Au cours d'une soirée passionnante et orageuse, on m'a reproché de défendre la liberté d'expression et l'équité démocratique en prenant le risque d'apparaître par exemple comme un suppôt du FN alors que je n'ai cessé de dire et d'écrire que mon vote ne le soutiendra jamais.

Je rencontre un aimable voisin qui me reproche d'avoir été "trop gentil" avec Bernard Tapie au cours de l'émission de Franz-Olivier Giesbert sur "Les Grandes Questions", parce que je lui ai notamment reconnu du talent.

Sur un autre plan, Aymeric Caron ne participera plus, dans un an, à ORLM avec Laurent Ruquier. Il est fatigué, stressé, il a été scandaleusement menacé après son dialogue agité avec Bernard-Henri Lévy et, surtout, ne veut pas se camper en permanence comme un trublion médiatique et irritant (20 minutes).

J'avoue que cette nouvelle m'a attristé parce que, tout en l'ayant critiqué ici ou là, parfois sur ce blog, j'aurais vraiment désiré le rencontrer - j'ai failli le faire une fois chez Thierry Ardisson - pour avoir l'opportunité d'une empoignade vigoureuse voire hostile mais courtoise.

De sa part, je n'en doute pas, et de la mienne, j'en suis sûr, tant dans l'espace intellectuel - j'y inclus le médiatique - je me suis toujours efforcé de dissocier le fond et la forme, l'urbanité du langage et l'affirmation de la pensée, de la conviction.

En rêvant, bien sûr, puisque j'ai toujours admis que mes réserves sur Laurent Ruquier aient pour rançon mon absence sur son plateau même si sans forfanterie, quelquefois, je trouve qu'il n'est pas assez "regardant" ni difficile. Mais à chacun ses choix promotionnels !

Ces péripéties diverses m'ont évidemment conduit à me demander si on n'avait pas raison à mon encontre, si je n'avais pas tort d'être invinciblement attiré par qui ne pensait pas comme moi, si je ne surestimais pas, dans le débat et dans l'appréciation que je portais, la présence physique et souvent chaleureuse de l'autre au détriment de son idéologie et ses risques ou en occultant ses défaillances éthiques, ses infortunes judiciaires.

Devrais-je, pour être quelqu'un de bien, détester l'autre ET ses pensées ? Ne pas être curieux de le connaître, de le rencontrer et même de l'affronter mais répugner si peu que ce soit à la moindre proximité dès lors que son intelligence et sa morale prêteraient à soupçon, à danger, comme une sorte de gangrène que j'attraperais ?

Dois-je être qualifié de raciste et de fasciste parce que, par égard pour ma conception de l'analyse pertinente et de la vérité, je dénierais que Marine Le Pen le soit ? Est-il fondamental de honnir en bloc, de systématiquement et globalement montrer patte blanche et de s'excuser quand par mégarde on en vient à contredire des idées et un programme en ayant oublié qu'on est aussi tenu de haïr la personne qui les a développés ?

Parce qu'il est manifeste que dans la vie intellectuelle et l'espace public, l'être et sa pensée ne sont pas forcément solidaires, qu'il y a des sympathies paradoxales et des élans surprenants sur le plan humain qui n'excluent pas de graves désaccords de fond, qu'il y a des mensonges à combattre même quand ils disqualifient faussement l'adversaire, convient-il de tenir une position comme dans un camp retranché ?

Bernard Tapie, parce qu'il est ce qu'il est et qu'on lui prête, n'aurait pas droit, objectivement, dans la relation directe et immédiate que j'ai eue avec lui, à une appréciation positive sur son oralité, sa parole, sa présence parce que ce serait donner du grain à moudre à son immoralité et à ses transgressions, à les supposer aujourd'hui établies et certaines ?

Je ne serais pas fondé à déplorer qu'Aymeric Caron me demeure à jamais interdit alors que probablement nous sommes aux antipodes l'un de l'autre et que pour certains ce serait du masochisme suspect qu'aspirer à un tel dialogue ? Personne n'est donc capable de comprendre que penser, c'est sans doute d'abord savoir penser contre soi et donc être davantage attiré par la contradiction de ses adversaires avec l'irremplaçable présence du regard, du visage et du corps en face de soi, que par la trop prévisible litanie des gens soucieux de rester entre eux ?

Quand J'entends vitupérer Robert Ménard et que de surcroît cette haine qui se garde bien d'être éclairée pour ne pas s'abolir touche un ami, dois-je me taire pour ne pas être accablé par le grief absurde de me mettre du côté de je ne sais quoi d'extrême et de scandaleux ?

Suis-je à excommunier parce que je préfère mille fois un Olivier Besancenot sympathique et combatif, qui me considère du parti de la réaction mais a accepté de dialoguer avec moi, à un conservateur quelconque imprégné de grisaille tant pour ce qu'il est que pour ce qu'il profère ?

Henri Guaino qui a outragé le juge Gentil et qui est fier de l'avoir fait doit-il, à cause de notre antagonisme sur ce plan et sur d'autres plus politiques, tomber dans des oubliettes et ne pas être revendiqué par moi comme un ami si lui aussi veut bien l'admettre ?

Contrairement à ce que croient les imbéciles, refuser obstinément de mettre un être au ban au prétexte qu'on serait en total antagonisme avec ce qu'il pense n'est pas un signe de cynisme ni de légèreté. Il y a des cohérences qui sont des inepties et des dilections partielles des chances.

C'est l'inverse qui est immature. Ce besoin de sanctionner en bloc. Cette obsession de refuser la nuance parce qu'elle serait compromis, voire compromission. De fuir le complexe parce qu'il serait un souci inutile, une exigence superfétatoire.

Quand une personne que je n'aime pas est liée à des idées qui me répugnent, c'est elle qui est le ressort de mon éloignement, avant ses convictions.

Ces hasards récents de la vie m'ont incité à chercher en moi de quoi m'absoudre. Je l'ai tenté. Je demande l'indulgence de mes juges.

De mes lecteurs.


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