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Carlton : un modèle de réquisitoire pour « remettre les choses à leur juste place »

Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 17/02/2015

Voici, sous réserve de la prise de notes à l'audience, l'essentiel de l'avant-propos du réquisitoire prononcé, mardi 17 février, par le procureur de la République Frédéric Fèvre. Lisez-le. Par sa rigueur, par sa construction, par son souci du mot juste, … Continuer la lecture

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Voici, sous réserve de la prise de notes à l'audience, l'essentiel de l'avant-propos du réquisitoire prononcé, mardi 17 février, par le procureur de la République Frédéric Fèvre. Lisez-le. Par sa rigueur, par sa construction, par son souci du mot juste, jamais inutilement blessant, par la volonté dont il témoigne de ramener à sa juste proportion une affaire qui s'est embrasée à l'instruction, ce réquisitoire constitue d'ores et déjà un grand moment du procès du Carlton. 

Le procureur de la république, Frédéric Fèvre, lors de son réquisitoire, le 17 février.

Le procureur de la République Frédéric Fèvre, lors de son réquisitoire, le 17 février.

« Dans ce dossier, il a été question de prostitution, de libertinage, de relations extraconjugales, d'aventures d'un soir ou d'une nuit. Entendons-nous bien. Chacun est libre de vivre sa sexualité comme il l'entend. Cela relève de la sphère privée. Ni le procureur ni le juge n'ont le droit de s'ériger en gardien de l'ordre moral. Ce que la morale doit parfois réprouver doit rester en dehors du débat judiciaire, dès lors qu'il ne s'agit pas d'une infraction pénale. Nous travaillons avec le code pénal pas avec le code moral.

Dans ce dossier de proxénétisme, il faut replacer les choses à leur juste valeur. Deux prévenus ont fait de la prostitution leur fonds de commerce en Belgique en l'assumant très bien [Dominique Alderweireld, alias Dodo la Saumure et sa compagne, Béatrice Legrain]. Pour tous les autres, il n'y a pas de volonté de tirer des bénéfices financiers de la prostitution. Ce sont de multiples petits arrangements entre amis. Leur intérêt est ailleurs. »

Sur la théorie du complot :

« Les écoutes administratives, quelle trouvaille ! On a fait semblant de découvrir qu'elles étaient dans le dossier. Mais les écoutes administratives, elles sont légales depuis la loi de juillet 1991, elles sont placées sous le contrôle de la Commission nationale des interceptions de sécurité ! Il n'y a pas eu d'enquête sans cadre administratif ou judiciaire.

La justice aurait été instrumentalisée ? Mais encore une fois, parler d'un complot permet de ne pas aborder le fond, or, c'est précisément cela qui intéresse le tribunal. Et le tribunal n'a pas été saisi sur la base d'écoutes administratives, mais à la suite d'une courte enquête préliminaire, par définition judiciaire, suivie d'une longue instruction qui a donné lieu à six mille cotes de procédure. »

Sur la demande de dépaysement du dossier :

« Il est paradoxal de constater que lorsque le parquet général souhaitait un dépaysement du dossier, on lui faisait grief de vouloir enterrer ce dossier. Pourquoi cette demande de dépaysement ? Parce qu'un avocat pénaliste réputé du barreau de Lille [Emmanuel Riglaire] et un commissaire de police réputé du commissariat central de Lille [Jean-Christophe Lagarde] étaient apparus dans le dossier. Et que l'on ne voulait pas encourir le reproche d'un manque d'impartialité du tribunal au regard des standards de la Cour européenne des droits de l'homme. La question méritait d'être posée, elle l'a été, il y a été répondu. »

Pour en finir, je ferai deux observations :

« Au fil de l'audience, nous nous sommes aperçus que la théorie du complot a évolué. D'un soi-disant complot contre Dominique Strauss-Kahn pour finir par un soi-disant complot contre Dominique Alderweireld et René Kojfer. Dans son réquisitoire définitif, le parquet n'a pas soutenu l'accusation contre Dominique Strauss-Kahn, vous conviendrez qu'en matière de complot, c'est tout de même un peu surprenant. En définitive, la théorie du soi-disant complot a fait pschiitt.

Et puis, il y a eu la violation du secret de l'instruction. On ne peut que s'étonner de cette violation grave et renouvelée qui n'honore pas ceux qui en sont à l'origine. Le parquet de Lille avait ouvert une enquête préliminaire puis une information judiciaire pour violation du secret de l'instruction et recel de cette violation. Cette procédure a conduit à la mise en examen de sept journalistes pour recel mais elle n'a pas permis de confondre le ou les auteurs de cette violation. L'information judiciaire n'ayant pas permis de prouver que les journalistes avaient eu en mains des pièces de procédure, le parquet a requis un non-lieu généralisé.

S'agissant des prostituées, Emmanuel Riglaire [l'un des quatorze prévenus] a dit : “il y a des gens abîmés par la vie des deux côtés de la barre.” Oui, c'est vrai que depuis quinze jours, nous avons étudié des tranches de vie pour remuer le passé de certaines personnes dans ce qu'il a de plus intime.

Dans cette enceinte judiciaire, nous avons été confrontés de part et d'autre à des vies brisées, soutenues par les béquilles des antidépresseurs et des somnifères. A des sanglots dans la voix, expression de la douleurs des âmes et des corps. Mais mon rôle, c'est aussi de dire que ce qui m'a frappé à l'instruction et à l'audience, c'est l'absence totale de considération pour les femmes qui sont ravalées au rang de simples objets de plaisir.

Le prostitution, c'est toujours une forme de violence. On nous rétorquera que les prostituées étaient consentantes. Je n'en disconviens pas. Mais avaient-elles vraiment le choix ? C'était pour elles un moyen facile et rapide de se procurer de l'argent. Même consentante, la prostituée donne son corps comme une marchandise, elle devient un objet à consommer. Et les mots traduisent bien cela. Il est facile et confortable de se cacher derrière les mots. Par précaution, on ne sait jamais, avec les écoutes téléphoniques. Les prostituées, on les appelle des “colis”, des “dossiers”, des “libertines rémunérées”, des “escortes”, parce que ça fait plus chic. Des mots pour cacher les maux.

Dans un témoignage très digne et plein d'humanité, Bernard Lemettre, le président de l'association Le Nid, nous a dit que la prostitution est une mort sociale, une vie sans lendemain. Ces paroles ont résonné dans le silence de la salle d'audience et ont fait écho aux agissements d'une bande de copains qui se demandent toujours, pour certains, ce qu'on leur reproche. Ils sont aussi à l'aise dans le déni que dans le confort ouaté de leurs certitudes de joyeux fêtards. Dans ce dossier, ce qui est le mieux partagé, ce sont les trous de mémoire.

A travers cette procédure, nous avons perçu que certaines femmes ont beaucoup souffert. Mais nous sommes au devoir de reconnaître que les quatorze prévenus ont aussi déjà payé au prix fort leur mise en cause.

Remettons les choses à leur juste place : ce n'est pas un réseau mafieux de proxénétisme qui a été démantelé. Mais la pratique d'un groupe d'amis qui faisaient la fête pour se livrer à des actes sexuels, pour satisfaire des ego, des ambitions voire tout simplement des désirs physiques. Chacun y trouvait un avantage. Certains ont tout perdu : leur travail, leur honneur, leur réputation.  Je vous demande, monsieur le président, madame et monsieur les assesseurs, d'en tenir compte au moment de votre délibéré. »  

Poursuite des réquisitions mardi 17 février dans l'après-midi.


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