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Daniel Cohn-Bendit : la France libre

Justice au singulier - philippe.bilger, 24/05/2014

Pour Cohn-Bendit, la passion n'a pas été, n'est pas et ne sera jamais une faute de goût. Mais une chance, un moteur. Une richesse. La parole passionnelle devrait être perçue, par tous ceux qui se piquent de savoir s'exprimer et de maîtriser l'oralité, comme un pléonasme.

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Daniel Cohn-Bendit (DCB) est venu nous dire qu'il s'en va.

Vingt ans au Parlement européen, quatre mandats. Il ne se présente pas aux élections européennes du 25 mai. "Champion d'Europe", comme est titré le magnifique et profond portrait que lui a consacré Marion Van Renterghem, il résume son histoire à Bruxelles en se félicitant d'avoir rendu "défendable" l'identité européenne "puisqu'on ne peut pas être simplement défini par l'identité nationale".

Aucun article n'est de trop sur cette personnalité atypique. DCB ne s'est jamais réfugié dans la solitude qui est le risque de toute singularité mais au contraire n'a cessé de se plonger dans la fournaise de la vie collective, quand il ne l'a pas alimentée.

J'ai envie, au moment où amis et adversaires le regrettent surtout à cause de l'Europe, où sa voix unique et convaincante manquera pour persuader ceux qui sont sur le fil du doute et du pessimisme d'embrasser, avec lucidité et enthousiasme, l'avenir européen contre les frilosités de la France repliée sur soi, de le maintenir dans notre pays, au moins le temps de ce billet.

DCB est aussi, en effet, un exemple pour la France qui se souvient de "Dany le rouge" en 1968 mais ne prend pas toute la mesure de ce qu'il a apporté dans notre débat politique et intellectuel. Il a éveillé les esprits, réveillé les assoupis et bousculé, avec une saine provocation, les conformismes de la fausse audace ou, pire, de l'apparent bon sens.

Il représente d'abord l'incarnation de ce que je cherche à enseigner avec mon Institut de la parole. Il est l'exemple même de ce que la liberté et la spontanéité inventent, pour le meilleur, dans un monde où le tiède et le conventionnel dominent pour le pire.

C'est injuste pour tous les autres qui en rêvent mais lui, il a du talent. Michel Barnier admet "n'avoir jamais entendu un tribun pareil au Parlement européen". Pour ceux qui pourraient s'étonner d'une telle appréciation, il leur aurait suffi de regarder récemment, lors du journal de TF1, DCB "exploser", avec une empathie allègre et une argumentation exaltante, Gilles Bouleau questionnant classiquement cet invité extra-ordinaire sur les élections européennes.

On ne saurait mieux décrire la technique de DCB qu'en reprenant Marion Van Renterghem : "...surdoué de l'oralité qui construit sa pensée au fur et à mesure en débattant avec ses contradicteurs". C'est le point capital qui explique la fascination qu'a exercé cet orateur d'improvisation et d'instinct sur des auditeurs stupéfiés, tétanisés par une spontanéité et une conviction intensément exprimées, sur des députés européens, toutes tendances confondues, plus habitués à peser leurs mots qu'à les faire surgir d'eux comme des bombes stimulantes.

Si, pour le profane, les interventions de DCB semblent aller de soi tant son oralité paraît consubstantielle à son personnage et accordée à son tempérament d'humeurs, de réactivité, de dialogue et de dispute, même s'il n'y a pas de recettes apprises pour expliquer cette aptitude à la parole, on peut tenter d'analyser. Elle a cette grande force de ne jamais s'écouter contrairement à l'éloquence par exemple d'une Christiane Taubira qui citant un poète dans chaque phrase s'abrite plus qu'elle ne se libère.

La force, la vigueur de l'intelligence. La capacité d'appréhender toutes les problématiques et de savoir penser contre soi par souci d'honnêteté ou pour mieux répliquer.

Le goût des idées et la certitude sans cesse éprouvée qu'elles n'ont de sens que confrontées, laminées ou sauvées, débattues, enrichies par l'autre ou améliorées par l'obligation de se les préciser à soi-même, de les éclairer pour soi-même.

L'intuition qu'un discours n'est pas une corvée ou une convention mais une formidable opportunité de se montrer dans sa vérité et sa liberté. Non pas un pensum ou le comble de la mémoire ou l'habileté d'une lecture vaguement détachée de l'écrit. Mais une coulée de vie, un flux d'existence, une affirmation de soi pour mieux transmettre son message, la puissance d'un propos parce qu'émanant d'un être tout entier possédé par la superbe ambition de le communiquer. Pas d'autre solution pour plaire, persuader et émouvoir que d'être ce qu'on dit, de dire ce qu'on est.

Si DCB a su susciter le respect de beaucoup et l'adhésion de presque tous, à l'exception de quelques grincheux, c'est d'abord parce qu'il a pris la parole au sérieux en n'oubliant pas que ce qui compte par-dessus tout est d'être écouté, d'interdire à autrui la distraction, la désinvolture, la fuite, de constituer le discours comme l'un des moments clés d'une humanité cherchant à justifier sa place, son rôle, son utilité et sa pensée.

L'ironie, la moquerie, le sarcasme aussi, non pas comme une dégradation, une vulgarité mais au contraire tels une poussée, une excitation ou une respiration.

Mais je néglige l'essentiel qui enferme tout ce que je viens de décrire, de disséquer.

Pour DCB, la passion n'a pas été, n'est pas et ne sera jamais une faute de goût. Mais une chance, un moteur. Une richesse.

La parole passionnelle devrait être perçue, par tous ceux qui se piquent de savoir s'exprimer et de maîtriser l'oralité, comme un pléonasme.


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