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Le « cas de conscience » de Guillaume Agnelet

Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 7/04/2014

A quoi ça ressemble un bouleversement d'audience ? A un navire qui, soudain, tangue, gîte et chavire. La cour, le dossier vieux de trente-sept années, les soeurs et les frères d'Agnès Le Roux, leurs avocats, Mes Hervé Temime et Julia … Continuer la lecture

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A quoi ça ressemble un bouleversement d'audience ? A un navire qui, soudain, tangue, gîte et chavire. La cour, le dossier vieux de trente-sept années, les soeurs et les frères d'Agnès Le Roux, leurs avocats, Mes Hervé Temime et Julia Minkowski, celui de la défense, Me François Saint-Pierre, le public, tout et tous ont plongé en apnée.

Dans la salle d'audience, en ce lundi matin 7 avril qui ouvrait la quatrième et dernière semaine du procès de Maurice Agnelet, ils n'étaient que deux à surnager. Le président de la cour, Philippe Dary et l'avocat général, Philippe Petitprez qui avaient appris avec quelques heures d'avance la tornade qui s'annonçait.

L'audience avait quelques minutes à peine quand le président s'est adressé à Thomas Agnelet, le fils cadet de l'accusé, assis au premier rang du public, pour lui demander de quitter la salle et de rejoindre celle des témoins, avec l'ordre de ne communiquer avec personne et de laisser son téléphone portable. Après qu'il fut sorti, Philippe Dary a annoncé : "Nous avons reçu un procès-verbal d'audition de Guillaume Agnelet, qui s'est rendu dimanche soir au parquet général de Chambéry."

Deux courts feuillets que le président lit d'une voix neutre, maîtrisée. "J'ai souhaité vous rencontrer pour vous faire part de mon cas de conscience lié au procès de mon père, Maurice Agnelet. J'ai un témoignage à présenter devant la cour qui m'apparaît important pour la manifestation de la vérité. Je suis convaincu que mon père est bien le meurtrier d'Agnès Le Roux. J'en suis arrivé à cette conclusion à la suite des révélations que m'ont faites à la fois mon père et ma mère à qui il s'était confié".

Suit le récit sobre de trois scènes. La première, lorsque Guillaume Agnelet a 14 ans et qu'il séjourne avec son père à Paris, en 1983. Maurice Agnelet, raconte-t-il, évoque devant lui le dossier. "De toute façon, je suis tranquille tant qu'ils ne retrouvent pas le corps. Et moi, le corps, je sais où il est". La seconde a lieu quelques années plus tard, à une période que Guillaume Agnelet situe au début des années 90. Il est alors étudiant. Sa mère, Anne Litas, l'appelle dans sa chambre. "Elle m'a dit : assieds-toi, je vais te parler de ton père. C'est lui qui a tué Agnès Le Roux". 

Arrêtons-nous là un instant. Juste pour souffler et pour comprendre ce qui va soudain tomber sur la tête de la famille d'Agnès Le Roux. Leur sœur a disparu fin octobre 1977, ni son corps, ni sa voiture n'ont jamais été retrouvés. Lors du premier procès d'assises à Nice, puis en appel à Aix, puis devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), et encore à l'ouverture de ce troisième procès devant la cour d'appel d'Ille-et-Vilaine à Rennes, Me Saint-Pierre pose invariablement les mêmes questions auxquelles le dossier ne répond pas pour plaider l'acquittement de son client : "Où, quand, comment" Agnès Le Roux a-t-elle disparu ?

Et voilà qu'en quelques phrases, des réponses à chacune de ces questions apparaissent sur procès-verbal, dans la bouche d'un fils qui dit le tenir de sa mère, celle-là même qui, vendredi, avait assuré tout ignorer de l'affaire qui a dévasté sa vie.

Quand ? A la Toussaint 1977, où Maurice Agnelet et Agnès Le Roux seraient partis faire du camping sauvage. Où ? En Italie, dans la région de Monte Cassino, "dans un coin reculé de la campagne comme mon père les affectionne", précise Guillaume Agnelet.

Et le plus terrible : comment ? "En pleine nuit, il s'est réveillé et a tiré une balle dans la tête d'Agnès Le Roux. Il a ensuite crié au secours pour voir si des gens se trouvaient à proximité. Si quelqu'un s'était précipité, il aurait prétendu qu'il s'agissait d'un suicide. Personne n'est venu".

Et après ? Maurice Agnelet se serait débarrassé du corps dénudé en le jetant dans les sous-bois à quelques mètres de la route. Il aurait jeté son arme de poing par dessus un pont. Aurait roulé avec le Range Rover d'Agnès Le Roux jusqu'à une gare proche de la frontière franco-italienne où il aurait abandonné le véhicule, les clés sur le compteur, avant de rentrer à Nice en train.

Le troisième épisode, Guillaume le situe au début des années 2000, à l'aéroport de Genève où avec son frère Thomas, ils étaient venus voir leur père qui rentrait de Panama. Ils avaient pris un verre dans un bar et la conversation, une fois de plus, avait roulé sur l'instruction qui venait d'être rouverte pour assassinat après que l'ex-maîtresse et deuxième épouse de Maurice Agnelet avait déclaré avoir fourni un faux alibi à son amant pour le week-end de la Toussaint 1977.

"Mon père a de nouveau affirmé qu'il était tranquille tant que la justice ne retrouverait pas le corps. La discussion a ensuite tourné sur la vitesse de décomposition d'un cadavre, selon l'endroit où il se trouvait." A un moment où son frère cadet se lève pour aller aux toilettes, Guillaume dit à Maurice Agnelet : "Je ne sais pas si Thomas est au courant comme moi je le suis. Mais j'espère que tu te rends compte que tu es en train d'avouer le meurtre d'Agnès. Il m'a répondu avec un grand sourire : 'Thomas est intelligent, il a déjà compris.'"     

Le président lit maintenant le dernier paragraphe : "Je sais que ce témoignage va sceller la rupture avec la famille, c'est-à-dire avec mon frère et ma mère. Je crains également la réaction de mon père qui, d'un moyen ou d'un autre, cherchera probablement à se venger." Guillaume Agnelet ajoute encore qu'il est prêt à venir témoigner devant la cour d'assises de Rennes, donne son numéro de portable et signe le procès-verbal.

L'avocat général demande alors à la cour de décerner mandat de dépôt contre l'accusé qui, jusqu'à ce jour, comparaissait libre afin d'éviter "tout risque de pression" sur les témoins.

- Maurice Agnelet, veuillez vous lever s'il vous plaît. Avez-vous quelque chose à déclarer ?

La voix vacille un peu puis se reprend.

- Je savais que Guillaume était en pleine dépression. Il ne mesure pas l'importance de ce qu'il vient de dire. Je suis abasourdi. C'est du délire. C'est terrible ce qui se passe, terrible. Cela fait 37 ans qu'il a toujours été là... 

On guette quelque chose, une main qui tremble, un souffle court, un regard perdu. Qui sait ? Des larmes ? Rien de tout cela. Maurice Agnelet parle de "comptes bancaires siphonnés" par son fils, du risque qu'il prend de révéler ainsi l'argent détenu par la famille en Suisse...

La sidération tombe sur la salle.

Le président le coupe :

- Ce n'est pas ça le problème, M. Agnelet. 

L'audience est suspendue. Dehors, Jean-Charles Le Roux, le frère cadet d'Agnès qui depuis le début du procès porte la parole de la famille, s'effondre en larmes. Comme ses deux sœurs Catherine et Patricia, qui marchent l'air hagard dans les couloirs. Dans un coin du palais, Me Hervé Temime se laisse à son tour submerger par l'émotion. Me François Saint-Pierre fait les cents pas. "Je me sens en suspension", lâche-t-il. Resté seul dans  le prétoire, Maurice Agnelet, la tête légèrement renversée en arrière, garde les yeux mi-clos. De retour de délibéré, le président annonce que l'accusé est désormais détenu et demande à deux gardes de prendre place de part et d'autre du box.

Dans la salle d'audience pleine à craquer, un écran géant retransmet l'image de Guillaume Agnelet, entendu depuis le palais de justice de Chambéry en visio-conférence. D'une voix calme, les deux mains croisées sur la table, il répète en la précisant sa déclaration consignée sur procès-verbal.

- Pourquoi parler maintenant ?  lui demande le président

- Parce que je ne me réveille pas bien depuis que j'ai 16 ans et que si je ne le faisais pas maintenant, c'était le regret jusqu'à la fin de ma vie. 

Il dit encore que lorsque l'affaire a été relancée et que son père a été mis en examen pour assassinat, il est "entré en mode défense. Parce que c'est mon père. Parce que c'est la famille". 

- Pensez-vous que votre mère a fait des confidences à Thomas ?

- Je pense.

- Et à Jérôme ? [le fils aîné de Maurice Agnelet mort du sida en 1990, qui avait envoyé une lettre terrible avant de mourir, dans laquelle il accusait ses parents - "Papa, maman et VICE-versa" d'être des "assassins" ]

- Je pense que la lettre de Jérôme veut dire que ce secret de famille le tue, comme moi, il me tue à petit feu. 

- Vous dites craindre une vengeance de votre père, poursuit le président. Pourquoi ?

- Parce que c'est dans sa nature.

- Sa nature, c'est quoi ?

- En un mot ? Perverse.

Et maintenant, il faut imaginer cela. Le président vient de demander à l'huissière d'aller chercher Thomas Agnelet dans la salle de témoins où il a été tenu à l'écart de tout ce qui s'est dit jusqu'à présent.  Et le voilà qui entre, ce fils, et s'avance à la barre en regardant le sol pour fuir les dizaines de paires d'yeux posées sur lui. Et qui soudain, découvre son père dans le box entre deux gendarmes et son frère, sur grand écran, qui lui fait face.

Le président l'informe de tout ce que Guillaume Agnelet vient de raconter.

Silence. Puis les mots, les mêmes que son père. "Délirant". "Hallucinant", "schizophrène", ajoute-t-il, sans vaciller.

Thomas Agnelet assure n'avoir jamais reçu de confidence de sa mère, dément les conversations explicites de l'aéroport de Genève. "Je ne sais pas quels comptes il a à régler avec Maurice", déclare-t-il. Tout juste souffle-t-il : "J'ai besoin de temps pour intégrer tout cela. C'est hyper compliqué d'être un enfant là-dedans."

Le deux frères sont confrontés. Guillaume Agnelet confirme tout ce qu'il vient de dire d'un ton toujours égal. "Mais c'est mon témoignage. Je n'ai rien contre mon frère. Je le comprends. J'ai longtemps été comme lui", dit-il. 

Me Hervé Temime se lève. Il a une question à poser à Guillaume Agnelet, ce fils qui devant la cour d'assises des Alpes-Maritimes à Nice, puis en appel, à Aix, défendait "l'innocence et le sens moral" de son père.   

- Pourquoi, cette fois, n'avez-vous pas été cité comme témoin à l'audience ?

- Lors des deux précédents procès, je l'avais été par la défense. Cette fois, tout le monde savait quelle serait la teneur de mes déclarations si je venais.

- Tout le monde ?

- Ma mère, mon frère et Me Saint-Pierre.

L'avocat de la défense intervient aussitôt.

- Je connais Guillaume et Thomas depuis des années. J'ai vécu leur déchirement.  Je suis soumis au secret professionnel pour les conversations que j'ai pu avoir avec eux. Le rapport de l'avocat à la vérité est une question philosophique. Mais je veux dire solennellement ici que jamais je n'ai soutenu l'acquittement d'un accusé sachant clairement sa culpabilité".

Quelques heures plus tard, le ton a changé. Alors qu'en réponse à un nouvel interrogatoire du président Michel Dary, Maurice Agnelet se noie, Me Saint-Pierre se tourne vers lui.

- Maurice Agnelet, nombreux dans cette salle sont ceux qui s'inquiètent pour votre fils Thomas. Cette affaire est une tragédie familiale. Qu'en est-il pour vous Maurice ? Vous devez porter une parole courageuse et dire votre vérité. Vous avez le temps de la réflexion d'ici mercredi [jour de la confrontation prévue entre Anne Litas et ses deux fils].  Il est toujours temps d'évoluer. 

Maurice Agnelet le regarde et de sa voix aiguë souffle dans le micro.

- Mais... quelle est la question ? 


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