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Droits communs du travail et droit au travail dans les Communs

– S.I.Lex – - calimaq, 18/11/2017

Cette semaine, la ville de Roubaix accueillait les ROUMICS (Rencontres OUvertes du Multimédia et de l’Internet Citoyen et Solidaire) qui avaient choisi de traiter une problématique particulièrement intéressante : « Vivre des Communs ». Bien que n’ayant pu participer à cet événement, je voulais par ce billet contribuer à la réflexion collective, en m’aventurant sur le terrain …

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Cette semaine, la ville de Roubaix accueillait les ROUMICS (Rencontres OUvertes du Multimédia et de l’Internet Citoyen et Solidaire) qui avaient choisi de traiter une problématique particulièrement intéressante : « Vivre des Communs ». Bien que n’ayant pu participer à cet événement, je voulais par ce billet contribuer à la réflexion collective, en m’aventurant sur le terrain des liens entre le travail et les Communs. Un coup d’oeil au programme de ces journées à Roubaix montre que les différentes interventions et tables-rondes reflètent des discussions d’ordre économique et social qui reviennent de plus en plus fréquemment parmi les acteurs des Communs (« Vivre des Communs, comment ? », « Ils vivent de la contribution !? », « Rétribuer des contributeurs », etc).

A dire vrai, Il y a longtemps que la question des modèles économiques à développer pour garantir la soutenabilité des Communs se pose et une multitude de propositions ont été avancées pour penser des articulations avec le marché. Mais c’est une piste d’une autre nature que je voudrais développer dans ce billet : celle de la reconnaissance d’un « droit social à la contribution », en m’appuyant notamment sur certains passages du dernier ouvrage publié par les Économistes Atterrés en mars dernier (Changer d’avenir : réinventer le travail et le modèle économique).

Ce livre contient plusieurs références aux Communs, mobilisés par exemple pour renouveler l’approche des services publics ou encore celle de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS). Mais il comporte aussi d’autres propositions originales, qui établissent un lien entre la réforme du système de protection sociale et les Communs. Les Économistes Atterrés reprennent à cet endroit certaines idées émises à la fin des années 1990 par le juriste Alain Supiot (professeur au collège de France et spécialiste des questions de droit social). Il me semble que ces thèses n’ont pas reçu encore toute l’attention qu’elles méritent, alors qu’elles permettent d’envisager la reconnaissance d’une forme de « droit au travail dans les Communs », qui fait directement écho à la thématique des ROUMICS de cette année.

Une relecture des « droits de tirage sociaux » d’Alain Supiot

Pour comprendre l’originalité des propositions des Économistes Attérés, il faut présenter brièvement les idées du juriste Alain Supiot dont elles s’inspirent (voir ici notamment pour un aperçu). Alors que notre système de protection sociale – héritier du compromis social ayant accompagné le développement du fordisme – est encore essentiellement basé sur l’emploi et le travail salarié, Alain Supiot propose d’instaurer un « droit commun du travail » qui étendrait le bénéfice des droits sociaux à l’ensemble des travailleurs, qu’ils soient salariés ou non. Le principal intérêt des thèses d’Alain Supiot est d’élargir le concept même de « travail », en le distinguant nettement de l’emploi auquel le sens commun tend pourtant à l’assimiler. Dans cette perspective, la protection sociale devrait être refondue à partir d’un « tronc commun » de droits dont bénéficierait l’individu indépendamment de son statut professionnel (c’est-à-dire qu’il soit employé, travailleur indépendant ou encore au chômage). Mieux encore, Alain Supiot propose une extension de la notion de travail destinée à englober toute une série d’activités non-marchandes considérées comme socialement utiles : la formation des individus tout au long de la vie, le fait d’élever des enfants ou de prendre soin de personnes âgées ou de malades, le travail bénévole accompli par les individus à travers leurs engagements associatifs ou citoyens.

Prenant acte du fait que les individus – souvent par contrainte, mais aussi parfois par choix – naviguent au cours de leur vie entre ces différentes formes de « travail », Alain Supiot propose l’instauration de nouveaux droits sociaux « rechargeables », dont les individus seraient crédités tout au long de leur vie professionnelle :

un système de « droits de tirage sociaux« , provisionnés par des moyens divers (financement public, Sécurité sociale, employeur, de comptes d’épargne, etc.) qui permettent au salarié d’exercer sa liberté de se former, d’entreprendre, de se consacrer à sa vie de famille ou à une activité désintéressée, tout en étant assuré de retrouver ensuite sa place sur le marché du travail.

En fonction de leurs besoins, les personnes pourraient choisir d' »activer » ces droits, afin de mieux faire face aux changements subis d’activités ou pour les aider au contraire à en changer volontairement. La sécurité sociale traditionnelle, celle qui sert à couvrir les risques que les individus subissent passivement, serait ainsi complétée par une « sécurité sociale professionnelle » active (au sens d’activable). N’opérant plus de hiérarchie de valeurs entre emploi, travail indépendant et les formes de travail non-marchand, ce système aurait pour finalité de mettre les individus en capacité de mieux choisir quels types d’activités ils souhaitent exercer au cours de leur vie (avec une approche qui fait fortement penser aux « capabilités » de l’économiste Amartya Sen).

Dans leur ouvrage, les Économistes Attérés reprennent à leur compte le coeur de ces propositions, mais ils reformulent les droits de tirage sociaux d’Alain Supiot en « Droits Communs du Travail » (DCT). L’idée est de permettre aux individus de mieux faire face au développement de la « zone grise de l’emploi », qui provoque une précarisation accélérée et ne cesse de se développer sous l’effet de phénomènes comme l’ubérisation. Mais les Économistes Attérés choisissent aussi à dessein de parler de « Droits Communs du Travail » pour faire un lien explicite avec la question des Communs. Leur propos consiste à affirmer que si la notion de travail doit s’étendre à l’ensemble des activités socialement utiles, alors on doit aussi y inclure la contribution aux Communs.

L’élargissement aux « Droits Communs du Travail »

Les Droits Communs du Travail, tels qu’envisagés par les Économistes Atterrés, comprennent par exemple un droit renforcé à la formation, conçu comme un droit fondamental que les personnes pourraient activer périodiquement sans que leur employeur puisse s’y opposer. Mais ils pourraient aussi comporter des droits plus originaux comme « […] le droit à l’accès à du revenu pour des activités non salariées, mais reconnues d’utilité sociale, à du crédit et à des avances monétaires nécessaires au lancement d’activités nouvelles« . On doit comprendre qu’un employé ou un travailleur indépendant pourraient se voir créditées de ce type de droits en exerçant leur activité professionnelle et choisir à un moment donné de mobiliser leurs droits de tirage sociaux pour décider de se consacrer à des formes de travail non-marchand d’utilité sociale. Et symétriquement, l’accomplissement de telles activités non-marchandes créditeraient aussi des droits sociaux, mobilisables à leur tour pour faciliter un retour à l’emploi ou à l’entreprenariat

Le lien avec les Communs devient alors évident, car ces Droits Communs du Travail instaurent ce qu’on pourrait appeller « un droit au travail dans les Communs », comme cela apparaît par exemple dans ce passage :

[…] ces droits, en venant compléter ou conforter les droits sociaux existants, doivent porter sur des domaines multiples. Ils doivent être mis au service du renforcement du lien social à travers l’encouragement à des activités d’utilité sociale reconnue (crèches, aide aux personnes en difficulté, soutien scolaire, constitution de bases de données de toute nature – images, musique, texte – en accès ouvert venant compléter ou développer les bibliothèques municipales)

[…] Nombre d’activités développées comme des « communs » et délivrées en général à titre largement gratuit pourraient aussi – dans le cadre de ces droits communs du travail – voir leurs initiateurs bénéficier de différents types de droits nouveaux.

Un peu plus loin, un lien est également établi entre ces droits communs du travail et le développement des Communs urbains au niveau local :

[…] nombre de « communs urbains » […] couvrant des domaines aussi variés que la constitution et l’entretien de jardins ou de vergers partagés, l’isolation thermique et les dispositifs collectifs d’économies d’énergie au niveau des groupes d’habitation, la réfection de friches industrielles pour en faire des lieux d’accueil où dispenser des cours du soir et/ou d’alphabétisation, des salles de spectacles et d’exposition, etc. pourraient trouver ici des sources de financement à partir de dotations des municipalités au regard des services rendus. Dans le même esprit, ces activités dont l’utilité serait socialement reconnue et validée pourraient donner lieu à l’octroi de DCT (Droits Communs du Travail) au bénéfice des initiateurs et porteurs de ces droits nouveaux. Nombre de « communs » et d’entreprises coopératives « hybrides », car associant les collectivités locales et territoriales, pourraient ainsi trouver des moyens stables d’existence à long terme à partir des droits communs du travail attribués aux commoners qui animent ces activités, ou sous la forme de financement direct de ces activités elles-mêmes. La validation sociale dans ce cas doit passer par un système non-marchand, une assemblée démocratique d’acteurs locaux par exemple, constituée d’élus, de représentants, d’associations de consommateurs et d’habitants et promoteurs de nouveaux services sur le territoire.

On voit ici le potentiel que cette approche par les Droits Communs du travail pourrait avoir au niveau local et le lien éventuel avec les « Assemblées des Communs » ou « Fabriques des Communs » qui commencent à se développer de manière informelle dans plusieurs villes françaises (Lille, Lyon, Toulouse, Grenoble, Rennes, etc.).

Du droit à la contribution au revenu contributif ?

Les propositions des Économistes Attérés en rappellent d’autres, qui ont déjà été émises par le passé pour servir des buts similaires et qu’il est intéressant de comparer entre elles pour en souligner les nuances.

En 2014, un rapport consacré à la « transformation numérique de l’économie française » remis au gouvernement par Philippe Lemoine avait par exemple préconisé la création d’un « Droit Individuel à la Contribution (DIC) », conçu sur le modèle du Droit Individuel à la Formation (DIF) :

Créer le DIC (Droit Individuel à la Contribution), pour permettre aux salariés de consacrer du temps à des projets Open, par exemple en transformant du Droit Individuel à la Formation (DIF) en DIC.

Cette proposition possède des airs de parenté avec les Droits Communs du travail, mais elle est en réalité beaucoup moins ambitieuse. Seuls les salariés pourraient en effet en bénéficier, puisque le « DIC » est attaché à ce statut et les personnes seraient obligées de puiser dans leur Droit à la Formation pour le « convertir » en Droit à la Contribution, ce qui réduirait sévèrement l’impact du dispositif en terme de capacitation individuelle. Par ailleurs, le système ne marcherait que « dans un seul sens » – de l’emploi vers les activités contributives – et pas dans l’autre : exercer des activités contributives n’ouvrirait pas en tant que tel le bénéfice de droits sociaux pouvant être exercés, par exemple, pour faciliter un retour à l’emploi. Il reste donc dans cette proposition une forme de hiérarchisation entre les différents types de travail, alors que son effacement constitue le principal mérite des propositions d’Alain Supiot.

En janvier 2016, le Conseil National du Numérique a remis à son tour un rapport « Travail, Emploi, Numérique : les nouvelles trajectoires » qui contenait également des allusions au « droit à la contribution« . Il proposait notamment de lier celui-ci au Compte Personnel d’Activité (CPA) mis en place par la loi El-Khomri. Dans le rapport du CNNum, le Droit à la Contribution est pensé comme un mode particulier d’exercice du Droit à la Formation :

Intégrer dans le droit à la contribution, un droit à se former “hors
contexte”, en participant à des projets extérieurs au travail quotidien qui contribuent au développement des compétences (participation à un projet d’entreprise, de recherche, d’innovation sociale, apprentissage citoyen). Le compte personnel de formation pourrait être mobilisé et ce droit pourrait être intégré aux plans de mobilité interne des carrières des employeurs.

On constate que ces propositions présentent le même biais que celles du rapport Lemoine, puisque ce droit à la contribution/formation n’est pensé qu’en lien avec l’exercice d’une activité salariée. Par contre, le CNNum a une approche moins « unidirectionnelle », puisqu’il envisage que les activités contributives (plus exactement les « activités vectrices d’externalités sociales, environnementales, économiques, alors même qu’elles se déploient dans le cadre non marchand« ) puissent ouvrir le bénéfice de « droits sociaux » :

Imaginer des dispositifs pour ces activités de générer des droits sociaux (formation, ou autres).

Finalement, il n’est presque rien resté de ces propositions dans la loi El-Khomri, sinon quelques traces lointaines, comme la prise en compte dans le cadre du Compte Personnel d’Activité (CPA) des « engagements citoyens » (qui ouvrent des droits – très limités – à la formation).

Enfin, il est difficile de ne pas rapprocher les « droits de tirage sociaux » et les « Droits Communs du Travail » des propositions de « revenu contributif » avancées depuis plusieurs années par Bernard Stiegler. On peut commencer par remarquer qu’Alain Supiot et Bernard Stiegler partagent une conception relativement proche du travail lui-même, notamment en ce qu’ils opèrent une distinction nette entre l’emploi et le travail, qui sert de point de départ à leurs réflexions. Ils appellent également tous deux à reconnaître comme du travail des activités utiles s’exerçant dans un cadre non-marchand, en dehors de l’emploi et du travail indépendant.

Chez Stiegler, les conséquences tirées de ces prémices vont cependant plus loin, car il s’agit pour lui de refondre complètement le système pour promouvoir des « activités contributives » liées à l’acquisition et à la mise en oeuvre de connaissances (savoir-faire, savoir-vivre, savoirs conceptuels). Pour ce faire, Stiegler préconise la mise en place d’un revenu de base complété par un « revenu contributif », conçu sur le mode du régime des intermittents du spectacle. L’idée est de permettre aux individus de pouvoir bénéficier d’un revenu pour dégager du temps afin de développer leurs connaissances et leurs talents. Ce droit à un revenu devrait être périodiquement « rechargé » en exerçant des activités salariés à durée déterminée dans le cadre de « projets contributifs », pouvant être proposés par des entreprises ou par des collectivités publiques. C’est d’ailleurs une formule que Stiegler est en train de tester dans le cadre d’une expérimentation conduite sur le territoire de Plaine Commune.

Il est parfois assez difficile de comprendre en quoi les propositions de Stiegler correspondent à une généralisation du régime des intermittents, car il ne s’inspire que de manière « métaphorique » de ce dispositif (voir la vidéo ci-dessous à partir de 35 mn). Les choses s’éclairent cependant si l’on considère qu’il préconise en réalité la création d’un droit au revenu pensé comme un « droit de tirage social ». Mais là où dans les propositions de Supiot, les droits de tirage sont activés occasionnellement par les individus dans des moments de réorientation professionnelle, Stiegler inverse le paradigme et c’est au contraire l’emploi qui est « réactivé » occasionnellement pour recharger un droit au revenu lié à l’exercice d’activités s’exerçant principalement dans la sphère non-marchande. Le retour ponctuel à l’emploi, par les entreprises ou par les collectivités, sert en définitive à « valider socialement » le processus d’acquisition et de développement des connaissances des individus, tout en rassemblant les moyens nécessaires à leur mobilisation dans le cadre de projets.

Le revenu contributif de Stiegler paraît cependant compatible avec les « Droits Communs du Travail » des Économistes Atterrés, puisque ces derniers admettent, comme on l’a vu plus haut, que ces droits puissent inclure « le droit à l’accès à du revenu pour des activités non salariées, mais reconnues d’utilité sociale » ou que les collectivités locales puissent participer au financement d’activités contributives « à partir de dotations des municipalités […] au regard des services rendus« .

Sortir des contradictions d’une « Économie des Communs » sans droits sociaux

L’immense mérite des propositions examinées ci-dessus tient au fait qu’elles élargissent et renouvellent les réflexions autour du modèle économique des Communs, en montrant la nécessité de les compléter par une prise en compte de la question des droits sociaux et de la protection sociale. Une « Économie des Communs » existe déjà, mais plusieurs voix se sont élevées pour en montrer le caractère très imparfait. Michel Bauwens, par exemple, souligne bien le paradoxe dans lequel nous nous trouvons actuellement, en prenant pour exemple le logiciel libre. Il s’agit du secteur où l’Économie des Communs est sans doute la mieux installée, mais si les individus y font vivre des Communs par leurs contributions, rares sont les Communs qui contribuent en retour à faire vivre des individus :

[…] une personne qui contribue aux communs ne peut pas dans l’état actuel des choses assurer sa subsistance à travers cette pratique, pour « vivre dans les communs ». Elle doit rester le salarié d’une entreprise, comme IBM par exemple ou une autre compagnie dont le but reste le profit. La valeur est donc « aspirée » en dehors du commun vers la sphère de l’accumulation capitalistique. Et je pense que c’est un phénomène sur lequel nous devons travailler.

[…] certes nous avons des communs, mais il n’est pas possible de « vivre dans les communs ». La seule manière d’assurer sa subsistance, c’est de participer par ailleurs à l’accumulation du capital […] Les gens qui contribuent aux communs devraient pouvoir en vivre et la valeur ainsi produite devrait rester dans cette sphère. Et nous pourrions ainsi nous réinvestir dans les communs, à partir d’une infrastructure dédiée. Cette accumulation dans les communs permettrait en définitive une auto-reproduction indépendante, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Dans le cas du logiciel libre, les individus-contributeurs se retrouvent « écartelés » entre deux situations également inconfortables. Il s’agit en effet soit de bénévoles qui prennent sur leur temps libre pour participer aux projets, soit d’employés rémunérés par de grandes entreprises pour développer des ressources libres réutilisées ensuite dans le cadre de leurs activités (c’est le cas à plus de 75% aujourd’hui pour Linux).

Or dans ces deux hypothèses, la situation peut être considérée comme insatisfaisante du point de vue de la justice sociale. Le temps libre constitue en effet une des choses les plus inégalitairement réparties dans nos sociétés, ce qui crée une véritable « barrière invisible » à l’exercice des activités contributives en fonction du statut social. De plus, demander aux individus de contribuer aux Communs en plus de leur emploi principal revient à faire peser sur eux une charge écrasante, alors même que les ressources partagées produisent des externalités positives bénéficiant à toute la société. A l’inverse, les contributeurs salariés par des entreprises reçoivent certes une rémunération liée à leur activité, mais il y a un lourd prix à payer pour cela, comme l’a très bien montré Sébastien Broca dans son ouvrage « Utopie du logiciel libre ».

Car il ne faut pas perdre de vue que les Communs sont aussi porteurs d’un idéal d’émancipation lié à de nouvelles formes d’organisation des activités productives. Il n’y a de Communs véritables que là où des communautés peuvent « s’auto-organiser » entre pairs pour prendre en charge la production de ressources partagées, sur la base d’une gouvernance démocratique. Lorsque des Communs – comme c’est le cas pour Linux aujourd’hui – deviennent à ce point dépendants du travail salarié, on peut se demander quel est l’apport réel en termes d’émancipation sociale pour les personnes qui y contribuent. L’activité contributive se trouve « ré-encastrée » dans la relation de subordination qui caractérise le travail salarié et c’est son sens profond qui s’en trouve alors altéré.

S’il existe une « Tragédie des Communs » aujourd’hui, elle est moins liée à l’épuisement des ressources qu’à l’épuisement des individus eux-mêmes, du fait de l’absence de reconnaissance sociale de la valeur de leurs contributions. Même dans le secteur du logiciel libre, la contribution des entreprises reste en réalité insuffisante par rapport à la charge qui pèse sur les infrastructures et c’est souvent dans le plus grand dénuement que des personnes consacrent leur temps et leur énergie à la production de ces Communs numériques. Une approche par les droits sociaux pourrait contribuer à dépasser ces limites inhérentes à une pensée qui s’est focalisée sur la question des modèles économiques (interface avec le marché), sans conduire l’indispensable réflexion complémentaire à propos d’un système de protection sociale intégrant la question des Communs.

Renouer avec le sens originel des Communs

On parle de plus en plus d’un « retour » ou d’une « renaissance » des Communs. C’est un phénomène réel, mais il ne s’agit nullement d’un retour à l’identique, car la signification sociale des Communs s’est profondément modifiée par rapport à ce qu’ils ont pu représenter dans les temps passés pour les individus.

A l’époque médiévale et sous l’Ancien Régime, les Communs existaient en effet avant tout pour assurer la subsistance des membres de communautés paysannes. Les « Communaux » correspondaient alors à des modes de gestion de biens fonciers (pâturages, champs, forêts, etc.) sur lesquels les individus exercaient des droits d’accès et de prélèvement afin d’en tirer des ressources nécessaires à la satisfaction de leurs besoins de base (du bois pour se chauffer et construire leurs habitations ; des fruits, des champignons, du petit gibier, du miel pour se nourrir, etc.). Des droits collectifs d’usage (vaine pâture, panage) garantissaient que même les membres les plus pauvres de la communauté ne possédant pas de terre restaient en mesure de faire paître quelques bêtes. Par ailleurs, c’est aussi au nom du « droit à la vie » que des droits comme le glanage ou le grappillage venaient limiter la propriété privée en assurant que les plus démunis puissent trouver de quoi vivre. On peut donc considérer que les Communs anciens constituaient une forme de « protection sociale » pour les membres des communautés villageoises et ils n’étaient pas si éloignés non plus d’une forme de revenu d’existence versé en nature. Ces droits coutumiers garantissaient également une certaine indépendance des personnes, car leur subsistance étant assurée par ce biais, elles n’étaient pas obligées d’aller vendre leur force de travail pour vivre.

Lorsque Elinor Ostrom a redécouvert la question des Communs à partir des années 60, elle a essentiellement étudié des « Communs de subsistance » (systèmes d’irrigation, pêcheries, forêts, etc.) assurant la satisfaction de besoins vitaux pour les communautés qui les prennent en charge et situés principalement dans des pays du Sud. Pourtant, une sorte de « coupure » s’est opérée ensuite par rapport à cette histoire longue des Communs et elle se manifeste aujourd’hui dans la manière dont nous concevons les Communs dans les pays du Nord. Le lien qui avait toujours relié les Communs à l’entretien de la vie paraît chez nous rompu et ce n’est absolument pas anodin.

La raison principale de cette déperdition de sens est à rechercher du côté d’une articulation défectueuse entre le travail et les Communs. Pour des raisons idéologiques et de contrôle social, le système politico-économique dominant a tout intérêt à « invisibiliser » les formes de contribution non-marchande, en faisant tout pour que les individus qui s’y livrent ne les envisagent pas comme un travail. Si au contraire, les activités contributives étaient repensées à travers la catégorie du travail, il deviendrait possible de revendiquer le bénéfice d’une nouvelle forme de réciprocité pour les commoners. Nous ne chercherions pas uniquement à trouver des modèles économiques, impliquant un retour financier de la part du marché, mais nous demanderions l’instauration de nouveaux droits sociaux, « validant » collectivement l’accomplissement de ces activités utiles.

***

Les Communs commencent à avoir une doctrine économique, mais ils sont encore loin d’avoir complètement compris l’enjeu de se doter d’une doctrine sociale. Pour commencer à la forger, il importe de s’inscrire dans les pas de ceux qui, comme Alain Supiot ou Bernard Stiegler, commencent par opérer une distinction entre le travail et l’emploi pour en tirer les conséquences logiques en matière de refonte du système de protection sociale. C’est un préalable indispensable pour envisager, comme le font les Économistes Attérés, de nouveaux « droits de tirage sociaux » élargis à des « Droits Communs du travail » qui intégrent la problématique de la contribution aux Communs.

Si j’avais pu aller aux ROUMICS, j’aurai essayé de porter ce message : nous pourrons « Vivre des Communs » le jour où sera consacré un « droit au travail dans les Communs ».


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