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Liberté d’expression : la caricature est aussi une exception au droit d’auteur

:: S.I.Lex :: - calimaq, 13/01/2015

Samedi et dimanche derniers, les manifestants se sont levés en masse pour défendre la liberté d’expression, gravement remise en question par les attentats contre Charlie Hebdo. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la caricature, la parodie et le … Continuer la lecture

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Samedi et dimanche derniers, les manifestants se sont levés en masse pour défendre la liberté d’expression, gravement remise en question par les attentats contre Charlie Hebdo. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la caricature, la parodie et le pastiche, qui étaient les moyens d’expression privilégiés des dessinateurs assassinés sont protégés par une exception au droit d’auteur, instaurée au titre de l’intérêt général par le législateur pour permettre le débat d’idées, la libre critique et la création artistique.

Paris rally in support of the victims of the 2015 Charlie Hebdo shooting, 11 January 2015. Par CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Alors qu’un nouveau numéro de Charlie Hebdo paraît aujourd’hui, avec une caricature de Mahomet signée Luz, on peut se souvenir que certaines des parodies qui ont illustré les unes du journal, détournant des personnages célèbres, ont été permises par cette exception au droit d’auteur.

C’est le cas de cette une de Charb ou la suivante par Luz détournant Astérix et Obélix.

Dans la suivante signée Luz encore, c’est le personnage de Batman qui est passé à la moulinette de la parodie pour se moquer des Jeux Olympiques.

Et il ne faut pas oublier que même celle-ci, très célèbre, dessinée par Charb, caricature une oeuvre protégée, par le droit d’auteur, à savoir le film Intouchables.

L’exemple de Charlie Hebdo montre bien l’intérêt du mécanisme des exceptions pour favoriser la liberté d’expression. Car en effet, le fait de ne pas être soumis à une demande d’autorisation préalable des ayants droit favorise toutes les irrévérences et les points de vues les plus polémiques. L’exception de parodie, qui protège le droit au rire, est d’ailleurs l’une des plus puissantes dans ses effets de notre droit, car elle permet en outre de faire un usage commercial des oeuvres dérivées réalisées à partir des oeuvres détournées.

Si elle est puissante en théorie, l’exception de caricature est longtemps restée fragilisée en France, notamment du fait de certains ayants droit particulièrement acharnés contre comme la société Moulinsart qui gère les droits sur les oeuvres d’Hergé. Il aura fallu de longues années de procès pour que la justice française finisse par reconnaître en 2011 que l’auteur Gordon Zola avaient bien le droit de produire les Aventures de Saint-Tin et de son ami Lou, pastichant les albums de Tintin sans commettre de contrefaçon, ni de parasitisme. La société Moulinsart mettait en particulier en avant le droit moral de l’auteur, empêchant théoriquement « les atteintes à l’intégrité de l’oeuvre » et sa « dénaturation ».

On pensait que cette décision avait conforté le droit de parodie dans notre droit, mais la Cour de Justice de l’Union Européenne est intervenue en septembre dernier pour définir les limites de l’exception de parodie par une décision dont la portée est ambiguë et qui revêt une signification différente au vu des événements qui viennent de se produire.

Appelée  se prononcer sur le détournement de la couverture d’une bande dessinée par un parti d’extrême-droite belge pour véhiculer un message jugé insultant par les ayants droit de l’auteur à propos des mulsumans, la CJUE a été obligée d’arbitrer en ces termes entre la liberté d’expression et le principe de non-discrimination :

[…] il y a lieu de rappeler l’importance du principe de non-discrimination fondée sur la race, la couleur et les origines ethniques […] Dans ces conditions, des titulaires de droits […] ont en principe un intérêt légitime à ce que l’oeuvre protégée ne soit pas associée à un tel message.

D’un côté cette décision conforte la parodie parce qu’elle consacre son existence dans le droit de l’Union, d’une manière d’ailleurs un peu plus large que le droit français. Mais de l’autre, elle la fragilise également, car elle ouvre la possibilité aux titulaires de droits d’agir contre des détournements de leurs oeuvres véhiculant un message auquel ils le veulent pas être associés. Ce qui me dérange ici, c’est moins que l’on fixe des limites à la liberté d’expression (ce que j’estime parfaitement légitime), mais que l’on reconnaisse un pouvoir spécial aux ayants droit par rapport aux autres groupes ayant intérêt à agir pour faire interdire une caricature.

D’ailleurs, un signe explicite des dangers de cette approche, c’est que le site Tintin.com, derrière lequel se trouve la société Moulinsart n’a pas manqué de saluer cette décision de la CJUE par un billet paru le 29 septembre 2014 et intitulé « Parodier Tintin, un art difficile« . Et le texte ne tarde pas d’ailleurs de passer rapidement des parodies discriminatoires à celles qui peuvent choquer par leur caractère érotique ou pornographique :

Au nom de la parodie, un auteur ne pourrait pas tenir des propos discriminatoires, injurieux ou haineux. Cette limite s’impose à tous parodie ou non ! Les parodies sexuelles sont elles aussi périlleuses… Plus délicate est la question des parodies pornographiques ! La subjectivité du juge peut l’emporter. Il peut balayer d’un revers de la main, l’exception de parodie au motif d’un goût douteux de l’œuvre parodique. La parodie peut être considérée à ce point choquante, grossière, offensante et scandaleuse que toute intention d’humour ne peut alors qu’être écartée.

Goût douteux, choquante, grossière, offensante, scandaleuse… On se doute bien que de nombreuses caricatures parues dans Charlie Hebdo pourraient tout à fait faire l’objet de telles accusations et donner prise à des tentatives de censure de la part des ayants droit. Par exemple, la caricature détournant Intouchables dessinée par Charb pourrait très bien être contestée par les titulaires de droit du film en invoquant la nouvelle jurisprudence de la CJUE… Avec quelle issue ?

On le voit les rapports entre la caricature et le droit d’auteur sont complexes et souvent conflictuels. Une des choses qui m’ont le plus choquées ces derniers de ce point de vue, c’est le discours prononcé hier par la Ministre de la Culture Fleur Pellerin devant un aréopage de sociétés d’auteurs et d’ayants pour les rassurer quant à la position de la France concernant la réforme européenne annoncée du droit d’auteur.

Alors que les dessinateurs de Charlie Hebdo n’ont pas encore été enterré, Fleur Pellerin commence son discours par un vibrant hommage à la « liberté d’expression » et au « prix infiniment précieux de la création, de la culture, de tout ce que nous devons aux auteurs et aux artistes. » Mais elle continue en exposant un point de vue ultra-maximaliste du droit d’auteur, hélas très courant en France, avec notamment une remise en cause de l’importance des exceptions dans l’équilibre du système, alors que nous venons de voir le rôle joué par l’exception de parodie dans l’activité de créateurs comme les dessinateurs de Charlie Hebdo :

Enfin, le quatrième sujet qu’il nous faudra aborder est l’accès au savoir et la participation à la culture. La révolution numérique a fait naître des demandes entièrement nouvelles, et auxquelles nous devons trouver des réponses.

Dans le monde de l’éducation, de la recherche ou des bibliothèques, un service public est en train de se réinventer complètement, et les attentes de modernisation du droit d’auteur sont fortes.

Ces attentes du monde de la recherche et de la création telles que la fouille et l’exploration de texte (text and data mining), oule développement des pratiques transformatives doivent être prises en considération

En revanche, il faut se garder de croire qu’à tout sujet nouveau, il n’y a qu’une réponse pertinente, qui serait la consécration d’une exception nouvelle.

L’exception doit rester rare, et constituer un dernier recours si le régime normal du droit d’auteur ne peut s’appliquer.

[…] La priorité doit être, une fois clarifiée la « doctrine d’emploi » des exceptions, de regarder de très près les demandes de modernisation et d’adaptation des conditions posées par le droit de l’Union, par exemple pour les bibliothèques, la citation ou la parodie.

Par ces mots, la Ministre de la Culture fait référence aux demandes qui s’expriment pour étendre les exceptions de citation ou de parodie pour englober les pratiques transformatives sur Internet : mashups, remix, détournemets en tout genre, qui sont au coeur de la culture numérique. Le rapport Lescure en 2013 avait recommandé d’adapter le droit d’auteur en ce sens, mais le Ministère de la Culture a réussi à temporiser en faisant enterrer cette idée par un rapport réaffirmant en grande partie la doxa juridique française en la matière : No Pasaran Exception ! Et aujourd’hui, on voit que la France va agir de toutes ces forces au niveau européen pour que rien ne bouge d’un iota.

Pourtant les pratiques, elles, débordent déjà de toutes part  ! Et heureusement, l’exception de parodie peut en couvrir certaines. La preuve encore aujourd’hui avec la myriade des détournements de photographies publiées par le hashtag #JeSuisNico, pour raillé la manière dont Nicolas Sarkozy s’est incrusté au premier rang de la photographie des chefs d’Etats en tête du cortège de la manifestation de dimanche.

Ces détournements-là rentrent bien dans le cadre de l’exception de parodie parce qu’elles se ont l’intention de faire rire et de railler. Et pour boucler la boucle par une très belle mise en abîme, c’est la couverture du numéro d’aujourd’hui de Charlie Hebdo qui a été détournée à son tour !

Ce qui est difficilement supportable aujourd’hui, c’est que ce droit de transformer les oeuvres pour faire rire au nom de la liberté d’expression et de création ne soit pas également reconnu pour ceux qui désirent simplement prolonger des oeuvres, rendre hommage et organiser des rencontres improbables. Le cas de Charlie Hebdo est d’ailleurs assez symptomatique de ce point de vue des blocages engendrés par le numérique : on encense la liberté de détourner pour un média papier, mais on la refuse encore pour le mashup et le remix.

Le site Tintin.com se félicite d’ailleurs de la possibilité qu’ont les ayants droit de censurer ces productions transformatives au nom du droit d’auteur:

L’exception de parodie n’autorise pas un détournement de l’œuvre de type mashup graphique ou sous toute autre forme dénué de toute intention railleuse. Ainsi par exemple, les couvertures de Tintin Au Pays de Lovercraft (Howard Philip Lovecraft) réalisées sous le crédit Muzski ne s’inscrivent pas dans le cadre de l’exception de parodie. Les initiatives « créatrices » de type remix, mashup, bootleg, fanfiction, fanfic, hommages, dōjinshi ou autres travaux dérivés, etc… sont en principe soumises au droit d’auteur.

Si la culture libre qui prône la liberté de distribuer (par l’utilisation de l’Internet notamment) et de modifier des œuvres de l’esprit venait à mettre de côté le droit d’auteur, cela nuirait gravement à la création artistique !

Cela nuirait gravement à la création artistique ? On voit clairement avec l’exemple de Charlie Hebdo que les créateurs eux-mêmes ont besoin de ces espaces de respiration que sont les exceptions au droit d’auteur pour pouvoir exercer leur liberté d’expression.

Mimi et Eunice, par Nina Paley, Copyheart. Please copy and share.

Et je terminerai en rappelant que pour écrire ce billet, il m’aura fallu enfreindre 10 fois le droit d’auteur, vu l’étroitesse en France de l’exception de citation, qui n’est pas applicable aux images, même pour un usage complètement non-commercial comme celui qui est ici le mien…


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