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Après l’arrêt Kraftwerk, quel avenir pour le remix en Europe ?

– S.I.Lex – - calimaq, 4/08/2019

La semaine dernière, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a rendu un arrêt important dans une affaire qui durait depuis près de 20 ans à propos de l’utilisation sous forme de sample d’un extrait d’une musique du groupe allemand Kraftwerk. Plus exactement, c’est une séquence de batterie de deux secondes tirée du morceau … Lire la suite Après l’arrêt Kraftwerk, quel avenir pour le remix en Europe ?

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La semaine dernière, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a rendu un arrêt important dans une affaire qui durait depuis près de 20 ans à propos de l’utilisation sous forme de sample d’un extrait d’une musique du groupe allemand Kraftwerk. Plus exactement, c’est une séquence de batterie de deux secondes tirée du morceau « Metall auf Metall » daté de 1977 qui avait été incorporée en 1997 sous la forme d’une boucle dans le titre « Nur Mir » de la chanteuse Sabrina Setlur.

La comparaison du morceau de Sabrina Setlur avec le titre original de Kraftwerk sur le site Who Sampled

J’ai déjà écrit un billet à propos de cette affaire en 2016, lorsque la Cour suprême allemande s’était prononcée en faveur de Sabrina Setlur en estimant que ce sample ne constituait pas une violation des droits exclusifs du producteur de Kraftwerk. J’avais relevé à l’époque que cette décision offrait des perspectives extrêmement intéressantes, puisque la Cour opérerait une conciliation entre les droits de propriété intellectuelle et la liberté fondamentale de création que constitue la pratique du sampling. Plus largement, ce mode de raisonnement ouvrait de nouvelles pistes pour sécuriser ce que l’on appelle les usages transformatifs, c’est-à-dire les pratiques créatives se basant sur des oeuvres préexistantes : remix, mashup, détournement, fanfictions, etc.

Même si l’arrêt de la CJUE contient quelques aspects intéressants, il n’en constitue pas moins une douche froide, car les juges de Luxembourg ont choisi de retenir une conception restrictive de cette idée d’équilibre des droits fondamentaux, qui la vide quasiment de son sens. A la place, ils entre-ouvrent une porte pour que certaines pratiques transformatives s’inscrivent dans le cadre de l’exception de courte citation, mais là encore, d’une manière limitée. La CJUE admet en effet l’idée qu’une « citation musicale » puisse exister, mais uniquement si elle « interagit » avec l’oeuvre initiale, ce qui ne couvre qu’une petite partie des usages transformatifs (et sans doute pas le sampling).

Sur la base des principes dégagés dans cet arrêt par la CJUE à propos du sampling, il est intéressant d’essayer de réfléchir à l’avenir des pratiques transformatives en Europe, et notamment de se demander quelle sera l’articulation avec les dispositions de la nouvelle directive Copyright en matière de filtrage des plateformes (ex-article 13 devenu article 17 dans le texte final).

La liberté de création sur un strapontin…

Comme je l’ai indiqué plus haut, le point le plus intéressant de la décision rendue en 2016 par la Cour suprême allemande dans cette affaire Kraftwerk résidait dans l’idée que la légalité de la pratique du sampling devait s’apprécier en mettant en balance le droit de propriété intellectuelle avec d’autres libertés fondamentales reconnues au sein de l’Union européenne, comme la liberté de création ou la liberté d’expression. La Cour rappelait en effet que le sample est un élément constitutif de certains genres musicaux, comme le hip-hop ou la house music. Dans ces circonstances, elle estimait qu’imposer aux artistes souhaitant s’adonner à ces styles de passer systématiquement par des autorisations et des licences payantes conclues avec les ayants droit pouvait constituer une atteinte à leur liberté de création :

L’intérêt des titulaires de droits à empêcher l’exploitation commerciale de leurs oeuvres par des tiers sans leur consentement entre en conflit avec l’intérêt des autres artistes à initier un processus créatif par le biais d’un dialogue artistique avec des oeuvres pré-existantes sans être soumis à des risques financiers ou à des restrictions en terme de contenus.

La Cour essayait néanmoins de mettre des limites à cette liberté de sampler, en indiquant que la légalité de l’emprunt devait tenir compte de la durée de l’échantillon ou de son impact sur l’exploitation économique du morceau initial (dans une approche ressemblant assez au fair use – usage loyal – qui existe en droit américain).

Dans sa décision, la CJUE a certes repris cette idée d’une balance des droits fondamentaux, mais elle l’a quasiment vidée de sa substance. La Cour indique ainsi que le droit exclusif des producteurs leur permet de s’opposer à la reprise de leurs enregistrements sous forme d’échantillons, même lorsque ceux-ci sont « très brefs« . Aux États-Unis, les choses sont différentes, car en vertu de la doctrine dite de minimis, les juges admettent que de courts extraits musicaux puissent être intégrés dans d’autres morceaux (une jurisprudence qui a déjà profité à un groupe comme les Beasties Boys, grands adeptes du sample).

Pour la Cour, le seul cas où la liberté de création peut l’emporter sur la propriété intellectuelle est celui où l’échantillon musical est modifié au point de ne plus « être reconnaissable à l’écoute« . On a envie de dire : encore heureux ! La propriété intellectuelle protège en effet la forme particulière que revêt une création originale. Si celle-ci est altérée au point que l’oeuvre d’origine n’est plus reconnaissable, on sort alors naturellement du périmètre où peut s’appliquer le droit exclusif. Néanmoins, une grande partie des pratiques transformatives joue précisément sur le fait que le morceau original reste reconnaissable et elles perdraient leur sens si elles devaient rendre les oeuvres méconnaissables (c’est l’essence même du remix et du mashup).

Du coup, la marge de manoeuvre laissée par la CJUE peut difficilement être considérée comme suffisante. La Cour reconnaît l’importance de prendre en compte la faculté d’exercer la liberté de création, mais ne lui accorde au final qu’un strapontin. Le contraste est saisissant avec le raisonnement de la Cour suprême allemande : celle-ci avait en effet clairement dit qu’on ne pouvait pas systématiquement renvoyer les artistes vers des autorisations préalables et des obligations de payer, sous peine d’entraver trop fortement la liberté de création. Ici, la CJUE dit le contraire : vous êtes « libre » de créer, mais uniquement si vous êtes en mesure d’aller vous payer cette liberté sur le marché, en achetant une licence auprès d’un ayant droit, qui reste de son côté entièrement libre de vous l’accorder ou non, tout comme de fixer le prix qui lui convient.

Avec le raisonnement suivi par la Cour, la liberté de création se dissout donc dans le marché et autant dire que la soit-disant « exception culturelle » est réduite à bien peu de chose, puisque dans une telle perspective, la culture n’est plus une liberté à exercer, mais une marchandise à négocier et acquérir…

Une étrange conception « interactionnelle » de la citation

Le tableau serait assez noir, si l’arrêt de la CJUE ne comportait pas également des passages intéressants sur l’exception de citation et son application en matière musicale. Pour la Cour, un sample dans lequel le morceau original serait encore reconnaissable tombe, comme on vient de le voir, sous le coup des droits exclusifs de propriété intellectuelle, mais ceux-ci admettent une série d’exceptions fixées notamment par la directive de 2001 sur le droit d’auteur.

Une des questions posées à la Cour était de savoir si la pratique du sample pouvait être assimilée à une citation et si oui, à quelles conditions. Suivant ici l’avis de son avocat général, la CJUE apporte des éclaircissements intéressants sur la portée de la citation, même si une nouvelle fois, elle l’assortit de restrictions qui vont continuer, à mon sens, à fragiliser les usages transformatifs.

Pour répondre à la question, la Cour étaie son propos en donnant une définition de ce que constitue la citation, en partant de l’acception courante du terme :

S’agissant du sens habituel du terme « citation » dans le langage courant, il y a lieu de relever que la citation a pour caractéristiques essentielles l’utilisation, par un utilisateur qui n’en est pas l’auteur, d’une œuvre ou, plus généralement, d’un extrait d’une œuvre aux fins d’illustrer un propos, de défendre une opinion ou encore de permettre une confrontation intellectuelle entre cette œuvre et les propos dudit utilisateur, l’utilisateur d’une œuvre protégée qui entend se prévaloir de l’exception de citation devant dès lors avoir pour objectif d’interagir avec ladite œuvre.

A la première lecture de l’arrêt, j’avais eu l’impression que cette définition fermait complètement la porte à des citations qui seraient effectuées dans un but « créatif ». C’est l’approche actuelle de la loi française qui indique que sont seulement possibles :

Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporées.

On voit ici que les citations ne peuvent viser que certains types de but (disons une finalité de commentaire ou de critique), mais la liste ne contient pas en tant que telle le but créatif, ce qui paraît exclure du champ de la citation des pratiques transformatives comme le sample, le remix ou le mashup, dans lesquelles la volonté de créer l’emporte généralement sur celle de commenter.

Néanmoins, la Cour indique que selon elle, une pratique comme le sampling peut constituer une citation valable, mais uniquement à certaines conditions :

le créateur d’une nouvelle œuvre musicale utilise un échantillon sonore (sample) prélevé sur un phonogramme et reconnaissable à l’écoute de cette nouvelle œuvre, l’utilisation de cet échantillon sonore peut […] constituer une « citation » […] pour autant que ladite utilisation a pour objectif d’interagir avec l’œuvre sur laquelle l’échantillon a été prélevé.

Cette dimension « interactionnelle » de la citation est un peu difficile à saisir au premier abord. Elle a été en réalité suggérée à la Cour par son avocat général qui suit un raisonnement assez tortueux. Il commence en effet par faire remarquer que la directive de 2001 n’exclut pas formellement qu’une citation soit réalisée dans un but créatif (le texte dit simplement que la citation doit viser « notamment » un but de commentaire ou de critique). Mais pour lui, il ne peut y avoir de citation que si l’emprunt sert à « entrer dans une sorte de dialogue avec l’oeuvre citée » et il ajoute : « que ce soit en confrontation ou en hommage, ou encore d’une autre manière, une interaction entre l’œuvre citante et l’œuvre citée est nécessaire.« 

Que veut-il dire par là ? Autant on voit bien en quoi il peut y avoir « interaction » avec l’oeuvre originale lorsque celle-ci est citée à des fins de commentaire ou de critique ; autant cela paraît beaucoup plus difficile à établir lorsque le but poursuivi est purement créatif. A quelles conditions, par exemple, un musicien de jazz qui reprend quelques notes d’une mélodie de Mile Davis pendant une de ses improvisations réalise-t-il un usage « interactionnel » de l’oeuvre ? Mystère… Et si je prends d’autres types d’usages transformatif, est-ce que le mashup ci-dessous qui fond en un seul morceau Nirvana et Lady Gaga constitue une mise en « interaction » des deux oeuvres ? Difficile à dire…

Comme dans le point précédent, on est ici pour moi face à une stratégie du « trompe-l’oeil » : la CJUE donne l’impression d’ouvrir la voie à un usage créatif de la citation, mais elle fait en lui adjoignant un critère d’application si flou et si aléatoire qu’elle va laisser les pratiques transformatives flotter dans une incertitude juridique qui ne peut que les fragiliser énormément… Le contraste est ici encore très fort avec le droit américain où le fair use intègre en tant que telle la dimension transformative de l’usage comme critère pour établir si une réutilisation est « équitable » ou non (ce qui fait que le mashup NirGaga figurant ci-dessus est sans doute légal aux États-Unis).

Cela ne signifie pas cependant que l’arrêt de la CJUE soit complètement dénué d’intérêt. Il a au moins le mérite de certifier que la citation peut exister en matière musicale et c’est une clarification importante. En France notamment, on peut parfois lire que la citation n’est possible que lorsqu’elle porte sur des textes et pas sur d’autres types d’oeuvres, comme des images, des musiques ou des vidéos. Il existe en effet une certaine incertitude chez nous sur la portée de la citation, à cause de l’interprétation restrictive de la Cour de Cassation. Or ici, la CJUE lève ce flou sans aucune ambiguïté et si on la suit, il n’y a pas lieu que la citation soit cantonnée au domaine du texte.

Un exemple me servira à montrer l’apport de cet arrêt. L’excellente chaîne YouTube « Une Chanson, l’addition » réalise chaque semaine une vidéo dans laquelle le présentateur de l’émission commente un morceau de musique en s’appuyant sur des extraits (voir ci-dessous). Cette forme de réutilisation constitue incontestablement une citation réalisée afin « d’interagir » avec l’oeuvre citée, ce qui signifie que la reprise d’extraits musicaux est normalement possible dans ce contexte sans autorisation préalable, ni paiement à effectuer.

Quelle articulation avec le filtrage automatique des plateformes ?

Une question intéressante à se poser consiste à savoir comment cette décision de la CJUE va s’articuler avec l’obligation de filtrage automatique des plateformes prévue par la nouvelle directive européenne sur le Copyright adoptée en début d’année (que la France va d’ailleurs transposer l’année prochaine, vraisemblablement dans la loi audiovisuelle annoncée par le gouvernement).

Il est possible que le byzantinisme de la Cour s’avère une source d’ennuis sévères pour la mise en oeuvre de ce texte. En effet, l’ex-article 13 (aujourd’hui article 17) de la directive impose à certaines plateformes (hébergeant un grand nombre d’oeuvres postées par leurs utilisateurs qu’elles organisent dans un but lucratif) de déployer des mesures de filtrage automatique afin de prévenir les atteintes au droit d’auteur. Néanmoins, le texte prévoit aussi que ces dispositifs ne doivent pas priver les utilisateurs de la possibilité d’utiliser les exceptions au droit d’auteur (dont l’exception de citation) :

Les États membres veillent à ce que les utilisateurs dans chaque État membre puissent se prévaloir de l’une quelconque des exceptions ou limitations existantes suivantes lors du téléversement et de la mise à disposition de contenus générés par les utilisateurs sur les services de partage de contenus en ligne :

a) citation, critique, revue ;

b) utilisation à des fins de caricature, de parodie ou de pastiche.

Or on imagine mal qu’un algorithme, aussi perfectionné soit-il, puisse apprécier des choses aussi subtiles que le fait de savoir si une citation a été effectuée pour « entrer dans un dialogue avec l’oeuvre citée » ou « interagir » avec elle. Comme je l’ai montré ci-dessus, c’est déjà extrêmement difficile et aléatoire à apprécier pour un humain, alors on peut douter qu’une machine en soit jamais capable !

A mon sens cependant, c’est une autre voie qui pourrait bien être suivie pour servir de base légale en Europe aux pratiques transformatives comme le sample ou le remix. La directive Copyright laisse en effet la possibilité aux plateformes de payer des licences aux ayants droit (c’est même d’ailleurs le but principal qui était visé par ces derniers pour faire adopter ce texte). Il y a tout lieu de penser que de grandes plateformes lucratives, comme YouTube ou Facebook, finiront par prendre de telles licences (Facebook a même déjà signé un tel accord de son propre chef avec Universal Music en 2017).

Dans le cas où les ayants droit entreraient dans des rapports contractuels avec les plateformes pour leur catalogue, on peut penser que ces licences pourraient finir par couvrir les usages transformatifs comme le remix. C’est déjà une formule de ce type que propose la société Dubset, avec un système de reconnaissance automatique des oeuvres qui permet à des DJ de diffuser légalement des remix sur Apple Music ou Spotify, moyennant un partage des revenus avec les ayants droit.

Et c’est là où, indirectement, la décision de la CJUE dans l’affaire Kraftwerk risque d’être lourde de conséquences. En refusant de consacrer le sampling comme une liberté créative, elle ouvre la porte à ce que le seul moyen de donner de donner une base légale aux pratiques transformatives en Europe soit de construire une architecture contractuelle que seuls de grands acteurs, comme les GAFAM, seront capables de mettre en place.


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