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La chute : le journalisme au plus haut

Justice au singulier - philippe.bilger, 29/01/2013

Il faut rendre hommage à cette Chute qui a été vaincue et à ce journalisme de haut niveau qui constitue la réponse la plus éclatante à ceux qui ont pris le pli de pourfendre les médias par une sorte de réflexe négatif. Il y a des chocs bienheureux.

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Il y a des chocs bienfaisants.

Je m'apprêtais benoîtement à analyser Mots Croisés du 28 janvier sur France 2 après avoir d'ailleurs déjà tweeté comme un malade durant l'émission. Quatre intervenants sur l'Europe : le ministre raisonnable, l'ancien ministre sage et un peu ennuyeux, l'intellectuel profond et un tantinet condescendant, la populiste déchaînée et semblant savourer le pire qu'elle annonçait avec une volupté dévastatrice.

J'avais envie aussi de répertorier plusieurs profils psychologiques sur Twitter : les lucides,les modérés, les tolérants, les brutes, les grossiers ou les délicats. Je me persuadais qu'un billet sur ce thème entraînerait une multitude de réactions qui démontrerait précisément la justesse de mon inventaire.

Puis j'ai lu, dans Le Monde du 27-28 janvier, "La chute", un texte formidable de Marion Van Renterghem (MVR), et j'ai su que je n'avais plus le choix.

D'abord parce que, pour quelqu'un qui cultive la liberté d'expression et donc la triste obligation, parfois, de critiquer, de dénoncer, le bonheur, en de rares occasions, de pouvoir admirer est exaltant et met du baume, de la douceur dans une aigreur à la longue dure à supporter même si elle est légitime.

Surtout, dans mes tréfonds, aussi bien ceux de l'homme que du professionnel, les déclins, les dérives, les crépuscules de l'existence, les délitements ont toujours tenu une place privilégiée et la cour d'assises, durant vingt ans, m'a évidemment permis, de manière honorable, de satisfaire cette passion d'une humanité confrontée aux glissements souvent inexorables du destin.

C'est peu dire qu'en une page MVR nous offre, avec un infini talent, une vie entière et que celle d'Isabelle K, qu'elle raconte, est glaçante. Le fond de l'article aussi riche, intense et contrasté qu'un roman nous renvoie surtout à ce que notre condition a de fragile, de précaire et de provisoire. Notre réussite ne tient qu'à un fil et nous sommes au bord du gouffre même quand la quotidienneté semble nous en éloigner.

Avec quelle maestria - en si peu de lignes, tant de péripéties, toute une histoire qui passe de la lumière à l'ombre puis à une forme d'aurore - MVR décrit l'aisance de cette femme, de sa famille, le couple et les trois enfants heureux, la crise, le grave aléa professionnel, la descente insensible, l'élimination du somptuaire, du superflu, la raréfaction, le calcul et l'arbitrage pour tout, la nourriture réduite à l'essentiel pour tenir, finis les restaurants, les cinémas, les cafés, supprimées les petites joies qui sont devenues hors de prix, la commission de vols dérisoires pour rester belle et faire plaisir à sa fille, une pauvreté digne qui est juste avant la misère, mais la faim au point qu'un jour, Isabelle K, toute honte bue, n'en peut plus, craque et sollicite le secours de sa soeur.

Il y a pire, il y a des dérélictions totales, absolues qui s'arrêtent à la pointe ultime de l'existence séparée seulement par un souffle de la mort, de l'envie de disparaître. Mais chacun de nous peut subir ces déclassements, qui peuvent se rapporter banalement à des voyages qui ne se font plus ou concerner des sacrifices bien plus considérables. D'où, quelquefois, la frustration face à l'étalage de la richesse, presque la haine devant la gabegie, le sentiment déprimant qu'on n'a rien ou presque rien quand d'autres possèdent tout, trop.

Mais aussi, en retour, la corruption des âmes et des esprits qui, à force de jalouser, de se plaindre et de réclamer, tombent dans une médiocrité morale et humaine. La surabondance ne détruit pas seulement ceux qui en jouissent mais souvent ceux qui en sont privés et, adultes, la regardent éblouis et amers. Cela donne des révolutionnaires ou des tétanisés.

Il n'y a pas, la plupart du temps, de récit réellement exemplaire qui ne soit d'une façon ou d'une autre porteur d'espérance. La fatalité apparente des malheurs, parce que la volonté résiste et que l'action aide, est battue en brèche et, d'un coup, l'inéluctable se défait et quelque chose surgit qui ressemble aux matins chantés par Jean-Jacques Goldman : des moments qui ouvrent au lieu de demeurer des instants qui étouffent.

Isabelle K a retrouvé du travail et, ce qui est admirable, la famille a tenu, a duré, a gagné.

Il faut rendre hommage à cette Chute qui a été vaincue et à ce journalisme de haut niveau qui constitue la réponse la plus éclatante à ceux qui ont pris le pli de pourfendre les médias par une sorte de réflexe négatif.

Il y a des chocs bienheureux.


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