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Le FN : l'ennemi intérieur ?

Justice au Singulier - philippe.bilger, 1/03/2015

A tort ou à raison, je continue à penser que la liberté d'expression ne doit pas avoir un ennemi intérieur : celui qui nous fait nous taire quand il faut parler, écrire. Et tant pis pour les suites.

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L'ennemi intérieur, dans notre République, est une tradition.

Une tradition détestable.

Le Pouvoir a le sien, les siens. La pluralité n'est pas interdite.

Les opposants dénoncent, eux, l'ennemi intérieur que l'Etat s'est choisi. Cela varie au gré des idéologies et des majorités.

On l'a évoqué, par exemple, à la suite de la mort de Rémi Fraisse et les crimes du mois de janvier l'ont rendu horriblement présent. L'unité d'un pays se construit plus aisément quand on le prétend attaqué de l'intérieur, assiégé sur son propre territoire.

L'ennemi intérieur relève d'une rhétorique inusable. On nomme ainsi ce qu'on ne sait plus véritablement combattre. C'est un aveu d'impuissance plus qu'une dénonciation militante.

Depuis quelque temps, sur un registre infiniment surprenant, notre Premier ministre a recyclé cette antienne en l'ayant adaptée au combat politique quotidien, à la lutte démocratique ordinaire : dans une joute partisane attachée à démontrer que le FN, dont la République n'a pas interdit l'existence, serait en France un ennemi intérieur.

En effet, retenons ces affirmations de Manuel Valls, proférées dans des réunions publiques, avant des élections départementales qui verront probablement une déconfiture socialiste et un succès accru du FN. Le constater n'est pas s'en réjouir.

Le Premier ministre a déclaré :" L'extrême droite ne mérite pas la France. Je n'ai qu'un adversaire, la France n'a qu'un adversaire..." puis, aussi, "Le FN est l'adversaire principal de la gauche et du pays" (Le Figaro, Boulevard Voltaire).

Personne n'a vraiment réagi à ces propos que j'ai trouvé d'emblée étranges.

Avec cette assimilation osée de la gauche et du pays, du pouvoir socialiste et de la France. On se demande ce que va devenir la multitude qui est française, de ce pays et qui n'est pas de gauche ni socialiste ? Condamnée à errer dans l'espace démocratique jusqu'à la prochaine élection présidentielle ?

La charge de Manuel Valls, même à l'encontre d'un parti politiquement détesté, est tout de même outrancière, qui l'exclut, implicitement ou explicitement, de la France dont il relève et à laquelle il appartient, autant que toutes les autres composantes de notre vie nationale.

Quel aplomb il convient d'avoir pour jeter ainsi un anathème suprême sur des opposants certes honnis mais que nul n'a la moindre légitimité pour les chasser, même symboliquement, de leur pays !

Cet ostracisme qui dépasse, et de très loin, la vigueur respectable des affrontements républicains me semble révélateur d'une attitude assez typique chez Manuel Valls, que le problème se rapporte à Dieudonné ou à une situation politique non maîtrisable : inquiet, convaincu mais se sentant désarmé, il abuse de l'outrance et d'extrémités qui ne montrent pas sa force mais sa faiblesse face à la montée de l'extrême droite.

Marine Le Pen, en le jugeant "inaudible et paniqué", n'a pas tort, en tout cas pour le second qualificatif.

Cette violence qui prétend priver, par le discours, une part importante de ses citoyens de leur pays, en prétendant les distinguer, eux qui seraient acceptables, de leurs chefs qui seraient indignes, est d'autant plus choquante si on veut bien avoir un peu de culture historique.

Dans les pires moments de notre Histoire, quand le parti communiste (PC) était totalement inféodé à l'URSS, jamais les militants communistes n'ont été ainsi stigmatisés. Imaginons le tollé si on avait eu le culot de les pourfendre, eux et la bureaucratie, soumise à l'étranger, du PC, en estimant qu'ils ne méritaient pas la France !

Le Premier ministre, qui nous fait osciller entre une approbation sympathique et une déception intermittente, aurait dû en l'occurrence se montrer d'autant plus vigilant et mesuré que ce FN abhorré a vu son ampleur croître, d'abord à cause de la médiocrité désespérante d'une politique qui, sous toutes ses facettes, est incapable de retenir ceux qui la désertent et ont envie d'éprouver, d'essayer une dernière corde à l'arc républicain. Aussi peu fiable et porteuse d'avenir qu'elle apparaisse.

Mais, surtout, parce que le FN, comme l'a excellemment déclaré Gérald Darmanin, n'est pas né ex nihilo. Ce dernier, qui a qualifié drôlement Manuel Valls et Marine Le Pen de Dupont et Dupond, a souligné que "si le FN est prospère, c'est dans les coins socialistes..." (I Télé). Manuel Valls serait bien avisé, pour combattre, sur le plan seulement politique, le FN, de ne pas cracher sur d'anciens électeurs socialistes et communistes, donc sur sa propre famille en allée par vagues.

De ne pas feindre d'oublier que ce parti a construit principalement sa réussite sur un terreau constitué des frustrations et des exclusions que la gauche a suscitées sans avoir jamais su comment les apaiser.

Le FN, en France, n'est pas l'ennemi de la France.

Mais de la gauche, de la droite classique. Il va puiser avec une habileté remarquable, parce que dans l'opposition tout lui est permis, dans l'immense vivier que le délaissement des politiques traditionnelles et la défiance à l'égard de la chose publique a ouvert. Au pouvoir, la réalité ferait évidement exploser ces virtualités démagogiques, contradictoires et jugées plausibles à raison même de leur abstraction commode.

Parce que je regrette ces excès du Premier ministre et que je considère que l'hostilité à l'encontre du FN ne justifie pas les absurdités, de grâce, qu'on ne vienne pas m'imputer, en se détournant de l'essentiel, une quelconque dilection de fond pour ce parti.

A tort ou à raison, je continue à penser que la liberté d'expression ne doit pas avoir un ennemi intérieur : celui qui nous fait nous taire quand il faut parler, écrire.

Et tant pis pour les suites.


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