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L'arTnaque

Justice au singulier - philippe.bilger, 29/10/2014

L’art moderne a remplacé la religion selon Karl Marx. Il sert, pour le pouvoir, d’opium du peuple et, pour nos dirigeants, de suprême dérivatif thérapeutique.

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A-t-on le droit de ne pas aimer l’art moderne ?

A-t-on le droit de ne pas être à la mode, à la page ?

A-t-on le droit de considérer que la gratuité somptuaire de beaucoup d’œuvres contemporaines est une offense aux malheurs de la France d’aujourd’hui ?

Je n’aurais pas eu envie de formuler ces interrogations qui ne sont pas provocatrices si depuis quelques jours je n’avais pas senti un penchant, lui clairement provocateur, de nos élites et du pouvoir en particulier à nous « vendre » l’art comme substitut, comme compensation et consolation.

Tout est parti de ce que j’ai considéré tout de suite, à l’instar de beaucoup de Parisiens fiers de la beauté de la place Vendôme, comme un contraste saisissant dans le pire sens du terme. Avec l’installation, validée par la Mairie, de cet arbre de Noël géant, de ce plug anal, de cette chose à la fois sans intérêt et superfétatoire venant troubler notre vue, altérer notre plaisir et pousser au paroxysme le ridicule et le snobisme en ces temps troublés, on a dépassé les bornes.

Pourquoi dans ce magnifique lieu, pourquoi cet affront fait au bon sens et à l’équilibre, pourquoi cette propension à dénaturer ce qui par magie a résisté au fil du temps, à l’évolution du goût pour demeurer incontesté, un point fixe de la grâce architecturale dans un monde souvent médiocrement mouvant ?

Comme il convient d’éduquer le citoyen qui a, il est vrai, d’autres préoccupations, on lui a fait l’article sur le talent singulier, voire le génie de Paul McCarthy dont l’un des exploits précoces a été de créer – j’ai des scrupules on osant cet infinitif – « des orgies infernales brassant Pinocchio, Blanche-Neige et autres personnages dans un bain de moutarde, de ketchup, de mayonnaise et d’huile de moteur projetés à grands frais » (Le Monde).

Du même acabit, sa dernière prestation à l’hôtel de la Monnaie propose « une vaste chocolaterie, avec lits, couettes et oreillers, sonorisée par de longs râles enregistrés » (Le Parisien).

Si ses pantalonnades d’avant-hier et d’aujourd’hui ne sont pas un crime, juste un immense attrape-gogos, elles ne rehaussent pas, même enrichies de « son sapin-plug anal », sa réputation pour le commun des mortels.

Certes, la personne qui l’a agressé place Vendôme était imbécile et à l’évidence, sa détestation pour cet appendice n’aurait pas dû la conduire à s’en prendre à son auteur.

Reste qu’à la suite de ce stupide comportement et de la destruction, peu après, par un ou des tiers indignés, de cette verrue sur le visage de cette Place – je n’ai pas versé une larme de regret -, je n’ai pas apprécié les propos du président de la République qui, inaugurant la réouverture du Musée Picasso, a dénoncé « les contempteurs de l’art contemporain » et « la bêtise qui conduit à agresser un artiste ou à détruire son œuvre ».

Ce qui me gêne dans ces hyperboles sur l’art moderne tient à cette confusion entre l’existence et la qualité, la durée. Pour moi, l’artiste ne doit être décrété tel qu’à la fin d’un long processus quand l’adhésion, la consécration du temps et l’appropriation par tous d’une démarche singulière transcendée en richesse universelle auront produit tous leurs effets.

Cette manière de nommer n’importe qui artiste, par un décret d’autorité, une injonction de ravissement, explique pourquoi de nos jours le peuple largement entendu s’éloigne de plus en plus de ce que les privilégiés prétendent lui imposer. Il laisse ceux-ci, en caste à la fois mondaine et condescendante, fréquenter ces établissements de culture où ils s’extasient et se félicitent de leur fraternité qui ne rassemble qu’eux.

Un président de la République, certes, ne peut pas, dans ses propos publics, développer une vision qui soit en même temps compréhensive et éclairée en matière d’art mais rien de plus malsain que l’expression au moins implicite d’un ostracisme à l’encontre de la multitude qui ne sait pas, ne peut pas ou ne veut pas jouir de ces trésors dont on profite seulement quand l’essentiel vous a été donné. La culture est
ce qui reste quand on ne subit pas « le dur métier de vivre ».

Depuis plusieurs mois, il semble que François Hollande ait décidé de s’investir et d’investir dans la culture et l’art parfois le plus abscons, pour s’attirer ou conserver les bonnes grâces de ce milieu qui se dit progressiste comme on respire. Cette tactique fondée en partie sur un réel intérêt du chef de l’Etat sera-t-elle bénéfique et fera-t-elle remonter une cote de popularité qui dépend d’éléments infiniment plus vitaux, tangibles et concrets ? Quand le quotidien blesse sans cesse, c’est de l’hypocrisie de laisser croire que la culture et l'art - et surtout un art que l’humanité n’irrigue pas mais que l’hermétisme protège - pourraient constituer des remèdes décisifs, revigorants.

On a beau nous seriner que les retombées économiques de cette matière apparemment non rentable sont considérables, cela ne détourne pas de l’impression que le pouvoir se fuit dans cette dilection organisée et fuit les affres d’une politique et d’une économie qui s’obstinent par trop à déjouer ses pronostics.

De cette hégémonie de l’inutile - même splendide -, gratifiant seulement pour ceux qui sont libérés des soucis de l’existence, que peut donc penser le chômeur, le licencié, le salarié en danger, les familles qu’on néglige, le professeur qu’on ne soutient pas, le policier qui a toujours tort, le manifestant qui proteste, l’électeur qui désespère, cette masse de gens qu’on aurait tort de qualifier d’incultes mais dont le destin ne se résume pas à vanter McCarthy et à mépriser qui n’en est pas enivré ?

Il est convenu et confortable de soutenir que la culture nourrit autrement mais qui de bonne foi osera prendre le parti de ces oeuvres indigestes en les prétendant nécessaires à l'humain que sa condition obsède ? Si Shakespeare, Proust ou Monet transcendent et éclairent celle-ci, tant d'autres, qualifiés trop vite d'artistes, la dégradent.

On pourrait d’ailleurs généraliser bien au-delà de la place Vendôme et de ce qui quelques jours l’a enlaidie. Notre vie culturelle sous toutes ses facettes – littéraire, cinématographique, théâtrale et musicale – ne donne absolument pas aux passionnés du divertissement au quotidien la certitude d’un univers de confiance, d’intégrité et de lucidité. Mais, au contraire, de services réciproques, d’hyperboles inspirées par l’amitié, d’enthousiasmes suscités par du minimalisme, de l’incongru ou du scandaleux, d’approbations générées par l’obsession de se distinguer en fuyant le populaire pour se réfugier dans l’ennuyeux. Quand, soudain, dans ce monde de fraude, éclate une sincérité, une vérité, une volonté d’expliquer pourquoi tel ou tel pourrait faire mieux, une démarche qui refuse la descente en flammes ou l’abusif triomphe, c’est un bonheur sans pareil. Mais rare.

L’art moderne a remplacé la religion selon Karl Marx. Il sert, pour le pouvoir, d’opium du peuple et, pour nos dirigeants, de suprême dérivatif thérapeutique.


Ce texte a été publié quasiment tel quel dans la matinée du 27 octobre sur Figaro Vox


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