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Le droit d’auteur face au principe de libre circulation des œuvres

Paralipomènes - Michèle Battisti, 8/07/2012

Et si la révolution venait de la CJUE ? La Cour de justice de l’Union européenne fait indéniablement bouger les frontières. C’est un nouveau coup de tonnerre, sans nul doute, que cet arrêt du 3 juillet 2012 ! L’arrêt a trait au droit de distribution, un droit qui s’épuise après la première vente légale d’un exemplaire physique [...]

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Et si la révolution venait de la CJUE ? La Cour de justice de l’Union européenne fait indéniablement bouger les frontières. C’est un nouveau coup de tonnerre, sans nul doute, que cet arrêt du 3 juillet 2012 !

L’arrêt a trait au droit de distribution, un droit qui s’épuise après la première vente légale d’un exemplaire physique d’une œuvre. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’un logiciel, par exemple, et que celui-ci est vendu de manière licite, le titulaire des droits ne peut plus s’opposer à sa vente ultérieure au sein de l’Union européenne.

Ce que vient d’affirmer la CJUE, c’est que « l’épuisement s’applique non seulement aux exemplaires physiques du logiciel, mais aussi aux logiciels qui sont téléchargés légalement sur le serveur de l’acheteur ».

A l’origine, un procès opposant Oracle à UsedSoft

 

Acheter un logiciel auprès d’Oracle permet de le télécharger et de disposer d’une licence d’utilisation autorisant le stockage de manière permanente et d’y donner accès à un nombre fixé d’utilisateurs. Les clients bénéficient également des mises à jour du logiciel à partir du site d’Oracle. Mais cette licence, note-t-on aussi, est non cessible et réservée à un usage professionnel interne.

UsedSoft est une société qui vend des licences qu’elle a rachetées. Parmi celles-ci figurent des licences des logiciels d’Oracle. Avec une licence d’occasion, les clients d’UsedSoft téléchargeaient les logiciels à partir du site d’Oracle. Et les clients qui disposaient déjà du logiciel achetaient des « licences pour des utilisateurs supplémentaires » en téléchargeant le logiciel vers les ordinateurs de ces autres utilisateurs.

Le procès fait en Allemagne par Oracle à UsedSoft a finalement été porté devant la Cour suprême fédérale allemande et celle-ci a saisi la CJUE qui a répondu à plusieurs questions préjudicielles.

Selon son arrêt, comme je l’annonçais dans mon introduction, le « droit de distribution de la copie d’un programme d’ordinateur est épuisé si le titulaire du droit, qui a autorisé le téléchargement de cette copie sur un support informatique à partir d’Internet, a également conféré à titre onéreux un droit d’usage de ladite copie, sans limitation de temps. »

L’élargissement de l’épuisement du droit de distribution
Quelle signification ?


Un contrat qui autorise le stockage permanent de la copie du logiciel ne peut donc interdire une cession ultérieure. Le nouvel acquéreur de la licence d’utilisation attachée à ce logiciel, précise la Cour, a également le droit de bénéficier de la version corrigée, même si le contrat de maintenance est à durée limitée, ce qui répond à une « vision extensive de la vente ».

En revanche, si le contrat n’autorise qu’un téléchargement temporaire, il s’agirait d’une location, non concernée par cet arrêt. Deux conditions sont nécessaires pour pouvoir revendre légalement le logiciel téléchargé : une durée illimitée et un paiement forfaitaire.

Par ailleurs, l’acquéreur initial doit rendre inutilisable la copie téléchargée sur son propre ordinateur au moment de la revente. Il convient, en effet, de dissocier le droit de distribution du droit de reproduction, ce dernier ne s’épuisant pas.

  • Une décision à élargir à d’autres œuvres ?

Le litige portait sur les logiciels d’ordinateurs, une œuvre, certes, mais un peu particulière,  couverte par une directive européenne spécifique portant sur les programmes d’ordinateurs. On ne peut manquer toutefois de penser à la musique, aux films, mais aussi aux livres électroniques vendus pour être téléchargés de manière permanente.

Or, comme le spécifie la directive européenne sur le droit d’auteur, tout comme le droit de reproduction, le droit de communication au public ne s’épuise pas après une première vente légale en ligne [1]. Contrairement aux autres œuvres, dans la loi protégeant les logiciels, on parle bien d’un droit de reproduction, le seul qui soit mentionné dans l’arrêt du 3 juillet 2012, mais pas du droit de communication au public. Le logiciel est bien une œuvre au statut particulier, comme je l’ai souligné.

L’arrêt porte uniquement sur le logiciel et non sur les autres œuvres. S’il s’agit de jeux vidéo, par exemple, à côté du logiciel, le titulaire des droits dispose de droits sur d’autres types d’œuvres lui permettant de s’opposer à l’épuisement de leurs droits. On note toutefois qu’« une telle position aura de plus en plus de mal à convaincre la justice européenne, tant elle est perçue comme privant inutilement et artificiellement d’effets le principe de la liberté de circulation » [4] .  Serait-ce l’étape ultérieure ?

  • Vers un épuisement des droits de la prestation de services ?

Aujourd’hui la CJUE a considéré qu’il y a épuisement des droits pour une copie téléchargée définitivement comme pour une copie vendue sur support, et la copie téléchargée est ici assimilée à un bien. Dans l’affaire Oracle/Ubisoft, l’utilisateur dispose aussi de la licence d’utilisation attachée à cette copie, lui permettant de jouir pleinement de son acquisition, soit également des mises à jour.

Mais si la licence acquise par le client couvre un nombre de personnes dépassant ses besoins, celui-ci n’est pas autorisé à revendre une partie de sa licence. On ne peut pas scinder sa licence pour en disposer librement, ni racheter une licence d’utilisation non attachée à la copie d’un logiciel. Ceci pourrait faire l’objet d’une étape ultérieure peut-être, comme le laisserait entrevoir un autre arrêt de la  CJUE.

Cette affaire présentée à la Cour portait sur la retransmission de matchs sportifs et le foobtalleur n’est certes pas un artiste. Toutefois, les matchs pouvant avoir un caractère unique, des contrats d’exclusivité sont tout à fait légaux. Dans l’arrêt Football Association Premier League du 4 octobre 2011, sans entrer dans tous les détails de cette affaire d’une nature un peu différente puisqu’elle porte sur l’exclusivité territoriale, on retiendra que la CJUE avait considéré que « la restriction à la libre circulation des services (…) ne doit pas  aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de protection de la propriété intellectuelle en cause ».

Quelles conclusions ?

 

Le droit d’auteur tend à s’effacer face au principe de la liberté de circulation des œuvres. Dans l’affaire Oracle/Usedsoft, la CJUE a considéré que « la première vente de la copie concernée aurait déjà permis audit titulaire d’obtenir une rémunération appropriée [et qu’] une telle restriction à la revente des copies de programmes d’ordinateur téléchargées au moyen d’Internet irait au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver l’objet spécifique de la propriété intellectuelle en cause. »  Même si les motivations à l’origine de cette décision sont économiques, permettant à un marché de logiciels d’occasion d’émerger, c’est sur ce point que les considérations de la CJUE bouleversent la donne en matière de droit d’auteur.

On notera toute fois que le téléchargement définitif de l’œuvre n’est pas le modèle privilégié par les éditeurs et les producteurs. La décision de la CJUE ne s’applique pas à la VOD, ni à la location ni même, lorsqu’il s’agit de logiciels, aux offres de Cloud computing, modèles qui ont le vent en poupe aujourd’hui, et qui l’auront encore plus avec ce type de décision. Un coup d’épée dans l’eau ? Seul l’épuisement de la prestation des  services, permettant de « revendre un service dont on n’a plus besoin » pourrait modifier la situation.

[1] La directive 2001/29/CE sur le droit d’auteur affirme que l’épuisement des droits ne peut pas s’appliquer  aux services en ligne et aux biens immatériels.

Sources

[1] Le trading haute-fréquence pour partager légalement des contenus ? Numérama, 4 juillet 2012

[2] La revente de licences logicielles est légale, Chloé Woitier, Le Figaro, 4 juillet 2012

[3] Un créateur de logiciels ne peut s’opposer à la revente de ses licences « d’occasion » permettant l’utilisation de ses programmes téléchargés via Internet, Cour de justice de l’Union européenne, Communiqué de presse n°94/12, 3 juillet 2012

[4] La diffusion des contenus téléchargés sur Internet à nouveau à l’épreuve du principe de l’épuisement des droits - CJUE -Affaire C-128/11 – Conclusions de l’AG Y. Bot présentées le 24 avril 2012, Iliana Boubekeur, Jean-Sébastien Mariez, Juriscom.net, 11 mai 2012

[5] Pour la CJUE, le footballeur n’est pas un artiste, Karim Djaraouane, Actualité du droit du sport, 12 décembre 2011


Arrêt du 3 juillet 2012 Dans l’affaire C‑128/11

(…) Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour

1) L’article 4, paragraphe 2, de la directive 2009/24/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2009, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, doit être interprété en ce sens que le droit de distribution de la copie d’un programme d’ordinateur est épuisé si le titulaire du droit d’auteur, qui a autorisé, fût-il à titre gratuit, le téléchargement de cette copie sur un support informatique au moyen d’Internet, a également conféré, moyennant le paiement d’un prix destiné à lui permettre d’obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de la copie de l’œuvre dont il est propriétaire, un droit d’usage de ladite copie, sans limitation de durée.

2)  Les articles 4, paragraphe 2, et 5, paragraphe 1, de la directive 2009/24 doivent être interprétés en ce sens que, en cas de revente d’une licence d’utilisation emportant la revente d’une copie d’un programme d’ordinateur téléchargée à partir du site Internet du titulaire du droit d’auteur, licence qui avait été initialement octroyée au premier acquéreur par ledit titulaire du droit sans limitation de durée et moyennant le paiement d’un prix destiné à permettre à ce dernier d’obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de ladite copie de son œuvre, le second acquéreur de ladite licence ainsi que tout acquéreur ultérieur de cette dernière pourront se prévaloir de l’épuisement du droit de distribution prévu à l’article 4, paragraphe 2, de cette directive et, partant, pourront être considérés comme des acquéreurs légitimes d’une copie d’un programme d’ordinateur, au sens de l’article 5, paragraphe 1, de ladite directive, et bénéficier du droit de reproduction prévu à cette dernière disposition.


 


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