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Permis de tuer ?

Justice au singulier - philippe.bilger, 27/04/2012

Je perçois ce qu'il y a d'épuisant pour un Pouvoir à demeurer en éveil, en alerte, à favoriser le meilleur, à prévenir le pire. Pourtant, il n'y a pas d'autre choix pour une démocratie acharnée à se défendre sans se renier.

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La méthode, une nouvelle fois, est choquante et détestable.

Un peu plus d'une semaine avant le deuxième tour, le candidat sortant, à la suite de la mort d'un homme multirécidiviste à Noisy-le-Sec, de la mise en examen pour homicide volontaire d'un gardien de la paix et d'une manifestation policière à Paris, propose d'établir, au bénéfice des fonctionnaires de police, une présomption de légitime défense (Le Parisien, Le Monde).

Marine Le Pen a immédiatement évoqué "une victoire idéologique" du FN et comment ne pas souscrire à une affirmation aussi triomphante quand on constate l'improvisation, l'urgence et le pillage ? A quoi rime de répéter, comme le Premier ministre encore tout récemment, qu'il y a incompatibilité entre l'UMP et le FN, après que François Hollande a souligné avec subtilité que ce parti "était autorisé à se présenter" (France 2) mais que Nicolas Sarkozy, depuis les résultats à la fois inespérés mais insuffisants du premier tour, n'en finit pas ostensiblement, de démontrer qu'il y a au moins une compatibilité dans les intentions et les projets ? On fait bien plus que "draguer" les électeurs du FN, les avances qu'on leur fait, les oeillades appuyées qu'on leur adresse sont humiliantes pour eux comme pour la droite classique ainsi ravalée au rang de très piètre séductrice et quémandeuse.

Au moins, cette présomption de légitime défense constituerait-elle une avancée souhaitable ? Je ne le crois pas et je rejoins la position de Claude Guéant qui, il y a quelques années, avait dénié la validité de cette proposition en craignant, de manière abrupte, qu'elle octroie "un permis de tuer". Loin de moi l'idée, qui serait indigne, de laisser penser que la police s'abandonne aux risques graves de ses missions de sécurité et d'interpellation avec l'acceptation, par avance, du pire. Mais il est évident que la présomption de légitime défense, par la facilité juridique confortable qu'elle donnerait à ses interventions, serait susceptible de favoriser le relâchement, d'amplifier les négligences, d'augmenter les imprudences et, globalement, de substituer à la tension nécessaire une désinvolture dangereuse. Elle ferait disparaître ce qui est fondamental pour la sauvegarde éthique et pratique d'une police républicaine : le contrôle qu'elle doit d'abord exercer sur elle-même. La présomption de légitime défense permettrait à la longue une défense de moins en moins légitime. Rien de plus nocif qu'un pouvoir qui serait validé par principe dans son fonctionnement.

Cette position n'émane pas, bien au contraire, d'un adversaire forcené de l'institution policière, d'un "bouffeur de flics", d'un idéologue de la subversion sociale et du désordre démocratique. Parce que durant près de quarante ans j'ai appris à respecter le travail des fonctionnaires de police, à les comprendre et à les écouter, j'ai été persuadé de l'obligation d'être à la fois impitoyable avec ceux qui déshonoraient ce service public et très attentif à beaucoup de leurs revendications tenant à des causes multiples.

Je ne sais pas si le tribunal de grande instance de Bobigny est un lieu particulier. Je constate que le parquet n'a pas fait appel de la mise en examen pour homicide volontaire du gardien de la paix alors qu'il avait requis une qualification moindre sans intention de donner la mort. Si les circonstances de l'affaire ont été correctement rapportées, j'admets que viser le meurtre semble a priori sévère mais on n'ignore pas non plus que souvent les parquets et les juges d'instruction choisissent d'adopter à l'origine la définition criminelle la plus lourde pour ensuite éventuellement la réduire.

Ce qui est sûr, au-delà de ces péripéties procédurales, tient au fait qu'à Bobigny comme ailleurs, une certaine magistrature ne se vit pas comme une alliée de la police mais plutôt comme son adversaire, plus préoccupée de la mettre en cause à chacune des actions litigieuses qu'on lui soumet que d'instaurer avec elle un climat de confiance et d'estime. Combien de policiers ont souvent eu l'impression d'être présumés coupables sous le regard lourd de sens et de soupçon de juges ou même de procureurs acharnés à déstabiliser ces artisans essentiels de la tranquillité publique ! J'ai sans cesse refusé et récusé cette condescendance de nos esprits qui auraient été propres devant les mains forcément sales de la police. Je n'aime pas le puritanisme pointilliste à l'égard de ceux qui prennent le réel de plein fouet et nous préservent de ses offenses.

Faut-il rappeler que le monde policier et judiciaire est infiniment contrasté et que le souci procédural dominant relève de cette incompatibilité entre l'efficacité policière et la mansuétude judiciaire, de cet hiatus qui interdit continuité et cohérence entre des phases qui devraient pourtant se vouloir solidaires dans la compétence et le respect des principes. Il est vrai qu'on est alors souvent confronté politiquement, médiatiquement, socialement à des présomptions de culpabilité à l'encontre de certains fonctionnaires de police, à un véritable "lynchage" et, en même temps, à l'issue de procédures "sensibles", à des classements ou à des ordonnances de non lieu.

J'approuve les syndicats policiers qui, devant ces confusions, aspirent à de la clarté, à de la rigueur et à une politique ne faisant pas passer l'éthique professionnelle et la compétence après les complaisances et une culture frénétique et trop commode du résultat, quelles que soient sa nature et sa valeur.

Pas de présomption de légitime défense : ce serait une mesure catastrophique. Mais une meilleure définition des droits et des devoirs de la police et un Etat exemplaire pour veiller aux premiers et sanctionner l'oubli des seconds. Une approche plus réaliste des servitudes et des dangers policiers. On ne peut pas demander à un policier en pleine action de s'arrêter net et de se pencher sur le Code pénal, même symboliquement, au risque de se faire tuer, mais dans les règles !

Je perçois ce qu'il y a d'épuisant pour un Pouvoir à demeurer en éveil, en alerte, à favoriser le meilleur, à prévenir le pire. Pourtant, il n'y a pas d'autre choix pour une démocratie acharnée à se défendre sans se renier.


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