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Les Français liront-ils la lettre du président de la République ?

Justice au Singulier - philippe.bilger, 14/01/2019

Il s'engage à transformer "les colères en solutions". Je crains que les colères demeurent et qu'il écarte les solutions. Parce qu'il s'agit de la structure même de sa lettre. Vous pouvez penser, rêver comme vous l'entendrez - une liberté, une ébullition de deux mois - mais je suis président.

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Je l'ai lue intégralement (Libération, Mjeanmarcmorandini.com).

C'est un exercice estimable et je ne doute pas de la bonne foi du président de la République.

Il nous invite, dans sa conclusion, à participer en masse au grand débat national qu'il ouvrira sous peu et qui se terminera le 15 mars. Je voudrais sincèrement qu'il convainque sur ce plan qui en effet est fondamental. Que serait cette vaste réflexion collective sans une participation immense et intense ?

Il ne s'agit pas seulement de l'implication utile et nécessaire des Gilets jaunes mais de celle de tous les citoyens que le sort de notre société et de notre pays inquiète.

A entendre et à lire la plupart des réactions - sauf, bien sûr, des inconditionnels, il en existe encore -, je suis pessimiste sur la tenue et l'issue de cette consultation désirée multiforme et à tous niveaux.

Je sais bien que les Français sont un peuple qui réclame d'être écouté mais qui a tendance systématiquement à dénigrer ce qui va permettre de satisfaire cette exigence.

Sur le fond je suis incertain non pas au nom d'une politique du pire mais parce que la lettre du président ne pouvait pas être un coup de maître mais au mieux un moyen de renouer un lien entre les citoyens et le pouvoir qui demeure globalement détesté malgré de vagues frémissements positifs dans les sondages.

Ce courrier est d'abord trop long et c'est le péché - on peut le qualifier de mignon - d'Emmanuel Macron qui cherche à tellement expliquer qu'il nous noie sous les détails et les évidences.

Mais le vice fondamental est ailleurs.

Dans l'impossible conciliation entre le classicisme d'un Etat dont il est le chef, avec ses organes et son système actuel de représentativité, aussi imparfait qu'il soit, et des avancées inédites, atypiques, comme l'instauration du grand débat national qu'il n'a pas voulu, qui lui a été imposé par les GJ et une France en ébullition depuis des semaines. Entre la chèvre et le chou. Entre la tradition de la Ve République et une République qui s'égarerait. Entre le pouvoir qui sait et le peuple impatient de faire savoir. Entre l'ordre maîtrisable et le désordre prétendu créatif.

Dans l'inconcevable synthèse entre l'ancien qu'il cherche à sauvegarder et le nouveau qu'il a dû subir pour sauver sa présidence d'assauts répétés et dévastateurs.

Qu'on veuille garder cette inévitable ambiguïté à l'esprit, on pourra constater alors qu'elle éclaire la substance de cette lettre, les modalités d'organisation, de consultation et les conclusions à venir.

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On a appris que deux secrétaires d'Etat - Emmanuelle Wargon et Sébastien Lecornu - seraient chargés de la coordination avec cinq garants dont deux devraient être nommés par le gouvernement. A l'évidence celui-ci sera très présent dans ce dispositif.

Ce ne sera ni une élection ni un référendum mais il n'y aura pas de "questions interdites" à partir des quatre thèmes principaux qui ont été choisis.

Par ailleurs le président formule un grand nombre de pistes, des interrogations tellement cadrées et précises qu'elles relèvent plutôt de suggestions fortes à aller dans le sens de ce qui est énoncé plutôt que de l'incitation à inventer, et à imaginer sans frein.

D'autant plus qu'il sera impossible de revenir sur les lois déjà votées - c'est admissible - et de dénaturer ce qui est au coeur du projet présidentiel sans qu'on nous donne des indications précises sur les frontières de celui-ci. Le droit de le transgresser ou non ?

Dans le mois qui suivra la fin du grand débat national, le président nous rendra compte des propositions élaborées au cours de celui-ci. Autrement dit, après avoir décidé tactiquement presque de perdre la main, il la reprendra quand il s'agira de choisir et éventuellement de mettre en pratique.

Sur ces modalités capitales - que fera-t-on de l'imagination civique et comment sera-t-elle incarnée dans l'espace démocratique ? -, on ne sait rigoureusement rien. Le fait politique du prince donnera donc son inéluctable conclusion au civisme débridé. Le pouvoir orthodoxe ne se laissera pas déborder par les fulgurances désordonnées de citoyens ivres d'avoir enfin la parole.

On doit être indulgent avec le président. Son effort est beau, aussi contraint qu'il a été.

Mais j'ai peur.

Il s'engage à transformer "les colères en solutions". Je crains que les colères demeurent et qu'il écarte les solutions.

Parce qu'il s'agit de la structure même de sa lettre. Vous pouvez penser, rêver comme vous l'entendrez - une liberté, une ébullition de deux mois - mais je suis président.

J'espère que les Français liront bien sa missive.


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