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Un présent insoluble, un avenir rêvé

Justice au singulier - philippe.bilger, 20/08/2013

Parce que ce présent angoissant est insoluble, on embrasse un avenir rêvé. J'aurais plus d'admiration pour les héros capables d'empoigner le premier que pour les illusionnistes se berçant avec le second.

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Ceux qui se sont moqué du séminaire gouvernemental réuni pour débattre de la France en 2025, après remise des devoirs de vacances, sont pardonnables.

Difficile, en effet, de ne pas imaginer que ce futur sur lequel les ministres avaient été conviés à réfléchir avait pour principale utilité de sortir l'action politique du champ étroit d'aujourd'hui, avec ses limites et ses impuissances, et de lui offrir les grands espaces improbables de demain (Le Monde, Le Figaro).

On a pu lire les copies et, si elles n'ont pas été éblouissantes, cela tenait d'abord au fait que l'exercice en lui-même était absurde pour des responsables englués dans le présent. De surcroît il était extrêmement compliqué à réaliser sur un plan technique car confronté à la seule alternative de la platitude pauvre en esprit ou du paradisiaque.

Cette seconde branche a naturellement été davantage adoptée que l'autre, tant le vagabondage de l'invention, avec l'obligation de voir tout en rose, procurait à l'évidence un vif bonheur aux soutiers de la politique au quotidien.

Pour Christiane Taubira, il a été clair que "les idées ont été les succédanés des chagrins", selon la belle formule de Marcel Proust, et que l'idyllique de 2025 a servi à occulter le médiocre de 2013.

Ce n'était pourtant pas fatal et on aurait pu concevoir une alliance, dans la démarche intellectuelle de chaque ministre, d'un réalisme prospectif avec un volontarisme optimiste. On pouvait sortir de la rudesse des comptes sans tomber dans le conte de fées.

Un événement dramatique à Marseille - un infirmier agressé par un trio venu à l'hôpital pour faire soigner l'un de ses membres blessé - me semble constituer le signe éclatant, et à ma connaissance inédit, d'un délitement, d'un délabrement social et de dérives personnelles qui, venant s'ajouter aux mille aléas que la vie urbaine et la dégradation de l'éthique ne cessent de secréter chaque jour en France, dessinent de notre pays une image plus que préoccupante : quasi sauvage, en tout cas suffisamment équivoque pour qu'on soit contraint de se dire qu'il y a "quelque chose de pourri" dans notre savoir-vivre collectif (France 2).

Le pire est qu'on va sans doute, comme il est de règle, diligenter une enquête, elle a d'ailleurs déjà permis d'interpeller un jeune homme qui a refusé de donner l'identité de ses camarades (France 2) puis un deuxième. S'ils sont convaincus d'avoir frappé, ils seront condamnés ; mais la répression de chacune des transgressions qui manifestent globalement la descente aux enfers de notre pays et l'irrésistible poussée des actes imprévisibles, violents et offensant les zones et les services qu'on pensait intouchables - pompiers, médecins, infirmiers... - n'aura aucun effet pour rompre le cycle de cette malfaisance qui accorde le discrédit des valeurs, l'absence de respect, le culte de la force et l'urgence narcissique - n'ayant plus, la plupart du temps, à affronter des autorités institutionnelles qui ont failli ou baissé pavillon.

Alors on réclame des fonctionnaires de police dans chaque sanctuaire devenu une foire d'empoigne, dans chaque service dégradé en menace permanente.

On ne sait pas quoi faire avec ce gouffre qui s'élargit dans notre société et risque de la briser net, tant ses repères brisés et ses codes bafoués la font mourir à petit feu.

Quelle politique, quelle République, quels courages, quelle lucidité sauront exister pour que cette évolution terrible qui constitue nos lieux familiers en lieux de combat soit freinée, mieux, pour qu'elle soit remplacée par une démocratie de l'éducation, de la proximité et de l'urbanité ?

Parce que ce présent angoissant est insoluble, on embrasse un avenir rêvé.

J'aurais plus d'admiration pour les héros capables d'empoigner le premier que pour les illusionnistes se berçant avec le second.


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