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La réglementation du coavionnage censurée par le Conseil d’Etat

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Eve Derouesne, Verlaine Etame Sone, 5/07/2017

De « l’ubérisation » au cobaturage en passant par le covoiturage, voici que le Conseil d’Etat s’est prononcé, le 22 juin dernier, sur l’encadrement des activités de coavionnage organisées via des plateformes sur internet. De COAVMI à WINGLY, les plateformes de coavionnage peinaient jusqu’alors à se développer en France, en raison de la règlementation nationale restrictive, désormais abolie par les juges du palais royal.
Le 22 aout 2016, le directeur général de l’aviation civile a réglementé les opérations dites de « coavionnage » visant à partager les frais de vol entre les passagers d’un vol organisé par un pilote privé, lorsque ces opérations sont montées au travers une plateforme internet. Par cette décision, le directeur de la DGAC a notamment prévu que de tels vols ne doivent pas dépasser trente minutes entre le décollage et l’atterrissage et ne doivent pas s’éloigner à plus de 40 km de leur point de départ. M.B a saisi le juge administratif d’un recours pour excès de pouvoir contre cette décision.

Sur le fondement du règlement du parlement européen et du Conseil du 20 février 2008 autorisant les Etats membres à réagir immédiatement face à un problème de sécurité en relation avec un produit, une personne ou un organisme, le ministre des transports a imposé ces restrictions aux motifs que « le développement de plates-formes mettant en relation pilotes et passagers intéressés créerait un risque d'accident supplémentaire en raison de la pression susceptible de peser sur le pilote pour atteindre l'objectif fixé lors de l'organisation du vol ».

A la question de savoir si de telles restrictions étaient juridiquement justifiées, le Conseil d’Etat a, par une appréciation concrète des éléments versés au dossier, rappelé le principe de liberté de coavionnage (I) en précisant toutefois que ce dernier peut être limité en cas de nécessité de réaction immédiate (II).

I- La liberté du coavionnage rappelée par le Conseil d’Etat
Le Conseil d’Etat rappelle le principe de la liberté d’effectuer les vols à frais partagés tel qu’issu des dispositions du règlement (UE) n°965/2012 de la commission du 5 octobre 2012. Si celui-ci pose clairement le principe de la liberté offerte aux particuliers d’effectuer des vols à frais partagés (A) c’est sous réserve que ces vols s’inscrivent dans l’exploitation des aéronefs à des fins non commerciales (B).

A- Le coavionnage, une activité consacrée à l’échelle communautaire
Le principe en la matière a été dégagé par le règlement n°965/2012 du 5 octobre 2012 de la commission européenne notamment dans son article 6 qui prévoit que « les vols à frais partagés effectués par des particuliers » peuvent être accomplis conformément à l’annexe VII du règlement «à condition que le coût direct soit réparti entre tous les occupants de l’appareil, y compris le pilote, et que le nombre de personnes supportant le coût direct ne dépasse pas six ».

Cette solution n’est guère surprenante lorsqu’on a, à l’esprit, la place qu’occupent les règlements communautaires dans l’ordre juridique interne, laquelle a été rappelée d’ailleurs à plusieurs reprises par les juridictions nationales et communautaires. Le Conseil d’Etat n’a donc ici fait que rappeler l’Etat du droit positif.
Il poursuit dans cette lancée en précisant, comme le prévoit le règlement, que la liberté d’effectuer les vols à frais partagés ainsi reconnue aux particuliers est subordonnée à la seule condition qu’elle n’ait pas une finalité commerciale.

B- La régularité du coavionnage subordonnée à une finalité exclusivement participative
Le règlement de la commission européenne rappelé par le Conseil d’Etat prévoit que les vols à frais partagés accomplis par les particuliers sont soumis à l’annexe VII du Règlement, lequel est relatif à « exploitation d’aéronefs à motorisation non complexe à des fins non commerciales ».


Une activité est dite commerciale lorsqu’elle fait intervenir des actes de commerce, lesquels sont définis aux articles L110-1 et suivants du code de commerce. Le 5° de l’article L110-1 du code de commerce dispose que sont des actes de commerce «toute entreprise de manufactures, de commission, de transport par terre ou par eau ».
Quant aux activités de transport aérien, elles sont commerciales lorsqu’elles s’exercent sous une forme commerciale ou lorsqu’elle s’effectue sous forme spéculative.

Il en résulte donc que l’activité de coavionnage ne peut être admise que si elle repose sur un modèle participatif à l’exclusion de toutes considérations lucratives. Par un raisonnement a contrario, une activité de coavionnage prise en charge par une société commerciale par exemple en vue de réaliser un profit serait juridiquement prohibée dès lorsqu’elle s’inscrirait, de fait même, dans le cadre d’un vol commercial et fausserait ainsi l’égale concurrence avec les opérateurs de transport aériens commerciaux, lesquels sont soumis à une réglementation plus stricte.

L’expérience du covoiturage illustre bien l’exigence d’organiser ces activités autour d’un système participatif et collaboratif. En effet, le plafonnement du quantum des contributions de chaque Co passagers en fonction du trajet sélectionné révèle bien que l’esprit de la plateforme n’est pas de rémunérer le transporteur, mais d’amortir les charges du trajet.

Il semble en être de même pour les plateformes de coavionnage, lesquelles précisent systématiquement le caractère non commercial de leurs services. Ainsi, à titre d’exemple, les conditions générales d’utilisation (CGU) de la plateforme « COAVMI » précisent, dans leur article 5, que « La mise en relation proposée par la Société VEMUP est exclusive de toute opération commerciale ou professionnelle [...] La Société VEMUP ne propose ses services que dans le cadre des dispositions précitées, pour des pilotes privés, agissant à titre non professionnel et en dehors de toute opération commerciale. A cet égard, il est fait interdiction par la réglementation et par les présentes conditions générales d'utilisation aux pilotes de faire quelque bénéfice que ce soit […] Ainsi, le Pilote s'engage à effectuer le calcul de tous ses frais (carburant, location de l’avion, taxes d’atterrissages, parking) et à s'assurer que le montant demandé à ses passagers après le vol ne lui fait réaliser aucun bénéfice ».

Il serait toutefois légitime, en dépit des précautions ainsi prises par ces plateformes de s’interroger avec les opérateurs aériens, sur le caractère réellement participatif de ces services. En effet, la frontière entre la simple participation des passagers et la rémunération du pilote privé est difficile à tracer dès lors qu’il faudrait pour ce faire, effectuer un contrôle comptable concret sur les tarifs pratiqués et validés par les plateformes. Dans quelle limite pourrait-on considérer qu’un tarif pour un trajet donné est participatif et ne procure pas un bénéfice au pilote ?

Au demeurant, la question de la commercialité de l’activité pourrait être étendue aux plateformes d’intermédiation. En effet, si celles-ci n’ont pas encore un statut juridique clairement défini, il faut noter que la loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique définit les plateformes en ligne comme « toute personne physique ou morale proposant, à titre professionnel, de manière rémunérée ou non, un service de communication au public en ligne reposant sur: 1o Le classement ou le référencement, au moyen d'algorithmes informatiques, de contenus, de biens ou de services proposés ou mis en ligne par des tiers; /2o Ou la mise en relation de plusieurs parties en vue de la vente d'un bien, de la fourniture d'un service ou de l'échange ou du partage d'un contenu, d'un bien ou d'un service ».

De cette définition, on peut en déduire que les plateformes en ligne exercent une activité professionnelle, laquelle peut être commerciale ou non. Pour celles qui exerceraient une activité commerciale, notamment en matière de coavionnage, ne pourrait-on pas objecter une entorse à la prohibition du coavionnage commercial, même si l’activité des utilisateurs desdites plateformes demeure non commerciale ? La commercialité du coavionnage ne devrait-elle pas s’apprécier de manière globale tant à l’échelle des pilotes que des plateformes, lesquelles participeraient au même titre que les sites internet des opérateurs de transports aériens, à une activité commerciale concurrentielle ?

Au-delà, on peut s’interroger sur la pertinence du critère finaliste retenu par la règlementation. Retenir comme critère celui de l’activité commerciale ne fait-il abstraction de la réalité économique que regorgerait l’activité, à savoir la réalisation des économies par pilote ?

L’on perçoit rapidement qu’une telle situation confortée par le Conseil d’Etat dans cette décision est génératrice de contentieux ou de tensions dès lors que les pilotes privés ne sont pas soumis aux mêmes exigences que les opérateurs commerciaux.

II- La restriction du coavionnage rigoureusement contrôlée par le juge administratif
Après avoir rappelé le principe de la liberté de coavionnage tel que dégagé par le règlement de la commission européenne de 2012, le Conseil d’Etat précise toutefois que cette liberté peut être limitée lorsqu’une réaction immédiate des autorités publiques est nécessaire (A). Toutefois, la rigueur avec laquelle le Conseil d’Etat apprécie cette nécessité semble promettre un avenir pérenne à ces services au dépend, peut-être, des opérateurs de transports aériens (B)

A- Le contrôle juridictionnel « d’un risque accru » pour la sécurité
Le Conseil d’Etat a rappelé, comme l’avait fait la décision attaquée, que l’article 14 du règlement 216/2008 du 20 février 2008 prévoit que les dispositions relatives au coavionnage « ne font pas obstacle à la réaction immédiate d'un Etat membre face à un problème de sécurité en relation avec un produit, une personne ou un organisme auxquels les dispositions du présent règlement sont applicables ».

Le Conseil d’Etat est toutefois allé plus loin dans son contrôle. Alors que le règlement se borne à justifier une réaction immédiate en cas de « problème de sécurité », le Conseil d’Etat exige l’existence d’un « risque accru pour la sécurité ». Il affirme ainsi dans son troisième considérant qu’ « en l'absence de justification d'un risque accru pour la sécurité, lié au développement de l'activité de " coavionnage " organisée via des plates-formes Internet, et donc de la nécessité d'une réaction immédiate, le ministre chargé de l'aviation civile ne pouvait, en tout Etat de cause, légalement prendre les mesures litigieuses sur le fondement du 1 de l'article 14 du règlement du 20 février 2008 précité ».

La condition se trouve donc ici renforcée dès lors que le juge ne devra pas seulement vérifier l’existence d’un risque pour la sécurité tel que le prévoit le règlement, mais il faut que ce dernier soit accru.

Dans le cas d’espèce, le Conseil affirme que les éléments produits par le ministre en charge des transports pour justifier le risque pour la sécurité « ne permettent pas d'établir qu'une telle pression serait plus importante en cas de vols à frais partagés organisés avec des tiers via une plate-forme Internet qu'en cas de vols à frais partagés organisés avec des personnes que le pilote connaît déjà ».

Il y donc ici un contrôle de l’évolution du risque. L’intervention des pouvoirs publics ne peut être justifiée que si le risque pour la sécurité a évolué, évolution qui se contrôle de manière concrète par le juge administratif, au regard des données statistiques, sociologiques et juridiques versés au dossier.

Une telle approche rigoureuse conforte finalement l’activité de coavionnage ce qui n’est pas sans susciter des interrogations, somme toute compréhensibles, auprès des opérateurs de transport aérien.

B- Une solution inquiétante pour les opérateurs de transports aériens ?
En restreignant les conditions de limitation et d’encadrement de l’activité de coavionnage, le Conseil d’Etat la conforte sans aucun doute. Alors que la notion de « risque accru » tend à limiter les cas d’intervention de l’autorité publique, les opérateurs de transports aérien sont en droit de se demander quelles sont les garanties juridiques qui permettront de ne pas glisser d’une simple activité de participation à une activité purement économique. L’insuffisance de contrôle sur les tarifs et le fonctionnement concret des plateformes en cause ne présenterait-elle pas un danger pour la concurrence en matière de transport aérien ?

A ce sujet, une donnée est d’ores et déjà certaine, le coavionnage constitue indubitablement un manque à gagner pour les opérateurs de transport aérien, car l’accroissement et le développement de cette activité provoquerait sur le long terme, une réduction des candidats aux vols commerciaux, notamment sur les courtes distances. Serait-ce pour autant un prélude au cantonnement des vols commerciaux aux longues distances ?
Il est encore certainement trop tôt pour conférer une telle portée à cette décision du Conseil d’Etat qui de surcroit, ne rentre pas dans les canaux des grands arrêts de la jurisprudence tels que dégagés par le président Guy Braibant . (1)

(1) G. Baibant, « Qu’est-ce qu’un grand arrêt », AJDA, 2006, p1428


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