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Roland Dumas est-il un bloc ?

Justice au Singulier - philippe.bilger, 22/02/2015

Roland Dumas n'est pas plus un bloc que nous tous. L'humanité n'est pas une leçon qu'on peut réciter par coeur parce qu'elle aurait été apprise une fois pour toutes.

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Georges Clemenceau a dit dans un discours à l'Assemblée nationale que la révolution française était un bloc.

J'ai l'impression que cette volonté de totalité qui rassure, parce qu'elle vous épargne le souci de la sélection, doit, dans notre monde intellectuel et médiatique, s'attacher également aux personnalités. Il n'est pas tolérable qu'on prétende distinguer les ombres des lumières quand nous sommes sommés de soutenir que la nuit ou le jour seraient exclusifs !

Roland Dumas s'est trouvé récemment au coeur d'une polémique parce qu'il avait confirmé comme allant de soi, sur une interrogation de Jean-Jacques Bourdin, "l'influence juive" de l'épouse du Premier ministre sur ce dernier.

Immédiatement ce propos choquant de Roland Dumas a suscité un considérable tollé et des réactions indignées, voire un mépris lassé devant cette vieillesse qui serait "un naufrage". A commencer par la réplique de Manuel Valls.

Roland Dumas aurait seulement évoqué "l'influence" d'Anne Gravoin sur son époux que nul n'aurait trouvé à y redire. Mais le fait de l'avoir qualifiée, avec une indécence désinvolte, de "juive" a nourri une controverse dont à l'évidence l'ancien président du Conseil constitutionnel n'est pas sorti grandi.

Cette insinuation visant une femme qu'il définissait comme "remarquable" relevait d'un genre douteux alors que, par exemple, en demeurant sur le plan politique, on aurait pu relever ici ou là une déclaration de Manuel Valls enthousiaste à l'égard de la communauté juive et, de manière plus surprenante, inconditionnelle pour l'Etat d'Israël.

Faut-il pour autant, à cause de ce dérapage d'autant moins pardonnable qu'il ne s'est pas échappé par hasard de la bouche de Roland Dumas, jeter ce dernier totalement aux chiens en prenant garde à ne rien formuler de positif sur lui, sur son parcours personnel et politique ?

En serais-je capable que j'aurais de toute manière refusé cette dictature imposant de ne pas appréhender l'être en détail mais de le condamner, à la suite de telle ou telle transgression, en gros ?

J'ai perçu la difficulté de cette démarche quand dans mon parti pris sur Europe 1, sous l'égide de l'excellent Patrick Roger, j'ai tenu les deux bouts de cette chaîne : l'opprobre de cette assertion sur "l'influence juive" et un sentiment sinon d'admiration du moins de curiosité et d'estime pour cette personnalité au parcours prestigieux, ami proche de François Mitterrand, avocat talentueux et multiple, homme urbain, cultivé et de très bonne compagnie, ministre, président du Conseil constitutionnel, provocateur allègre dans un compagnonnage fraternel avec Jacques Vergès.

Je n'omets pas tout ce qu'il y a eu de trouble et parfois de médiocrement républicain dans certains de ses comportements - notamment quand il a fait valider des comptes de campagne présidentielle contre l'évidence de la réalité - mais je ne peux m'empêcher d'approuver aussi les tendances profondes et durablement manifestées d'une personnalité atypique qui ose, dans un univers aux antipodes de cette liberté, déclarer : "Le sectarisme en politique m'insupporte. Moi je veux parler à tout le monde".

Il affirme cette courageuse, qui devrait être banale, conviction dans le très beau portrait, à la fois amer et doux, que lui a consacré Ariane Chemin dans Le Monde sous le titre : La rengaine de Roland.

Cette journaliste commente ce qu'elle nomme "le mot d'ordre des anticonformistes" en leur reprochant, et donc à Dumas, "sous couvert de politiquement incorrect... de légitimer l'indéfendable..."

Il me semble que c'est aller trop vite en besogne que de passer de la parole à l'absence de contradiction, du verbe avec tous à la justification de tout. Si on suivait à la lettre ce que paraît impliquer la dénonciation d'Ariane Chemin, nous en serions réduits, en forçant le trait, à un monde que la discrimination et l'exclusion rendraient moral ou à un comportement démocratique de dialogue qui serait perverti par sa qualité même.

Dénoncer le "naufrage" que serait la vieillesse de Roland Dumas, c'est faire bon marché de ce que reste, encore aujourd'hui, cette personne qui, n'étant pas ordinaire, devrait forcément être soustraite aux jugements ordinaires. Sa vieillesse a porté au paroxysme, pour le meilleur ou pour le pire, une frénésie de liberté, la volupté de l'irresponsabilité qui en est la conséquence, et une indifférence totale à l'égard de qui s'arrogerait le droit de lui demander des comptes. Comme il a tourné en hautaine dérision les excuses que d'aucuns souhaitaient entendre de sa part !

On peut discuter mon refus de ne pas empoigner Roland Dumas comme étant tout d'une pièce. Mais j'y tiens. Quitte à ne pas être compris.

Il y a des solitudes qui sont un honneur quand l'exigence de sa vérité et la détestation d'une globalité paresseuse les font advenir.

Roland Dumas n'est pas plus un bloc que nous tous.

L'humanité n'est pas une leçon qu'on peut réciter par coeur parce qu'elle aurait été apprise une fois pour toutes.


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