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Le Monde est petit

Justice au singulier - philippe.bilger, 3/09/2013

Ou bien faut-il considérer que la vérité est pour le lecteur et les approximations pour se congratuler entre soi ? Le Monde, heureusement, n'est pas un bloc.

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Comme le Monde est petit !

Non pas que ce quotidien irremplaçable, aussi exaspérant qu'il peut être remarquable, manque de bons sentiments, de concepts élevés et de réactions nobles. Le lire, c'est toujours savoir ce qu'il convient de penser sur un certain registre et dans un certain monde. Le citer en société, au cours de dîners choisis, c'est assurément se faire adouber d'emblée et jouir d'une distinction par ses pages interposées. On ne peut pas être n'importe qui si on sait, à des moments opportuns, s'abriter derrière cette caution médiatique pour emporter l'adhésion de personnes craignant trop d'entrer dans une dissidence suspecte si elles renâclaient.

On ne peut pas être n'importe qui mais si on veut être n'importe qui, si on se sent plus complice, plus fraternel avec le citoyen de base, avec ce prochain qui vit, qui se bat, qui souffre, pour qui l'humanisme est un effort et l'argent un luxe, qui n'a pas le temps ni le loisir de s'abandonner à des préciosités éthiques et intellectuelles et qui, pourtant, n'est pas méprisable pour autant ?

Comment n'aurais-je pas aspiré, de toutes mes forces, à une solidarité avec cet électeur, ce Français, cet inconnu dont cependant je devine les attentes et les désespoirs, les rages et les dignités, après avoir lu l'éditorial "Loi Taubira : le courage et la nécessité" en première page, la place royale qui marque que le point de vue développé est celui de l'âme collective et de la réflexion souhaitée ?

J'ai retrouvé dans ce texte tout ce qui tristement altère l'esprit, même le plus brillant qui soit : sa prévisibilité, son absence de liberté, le fait qu'il s'imagine gouverner les intelligences et les sensibilités qui s'imprègnent de lui alors qu'il est lui-même sujet à des poncifs et à des stéréotypes qui constituent un terreau même plus questionné, tant il est évident, incontestable pour cette paresse de l'humanisme étiquetant indigne ce qui contredit ses présupposés.

Rien d'étonnant, donc, à voir applaudie l'abolition des peines planchers sans qu'on s'interroge sur ce qu'elles ont apporté dans la répression des parcours délictuels et criminels et sur ce que serait la délinquance, aujourd'hui, si elles n'avaient pas existé.

Rien de surprenant non plus à voir célébrée l'individualisation des peines, comme si offrir à un magistrat la liberté pleine et entière de se tromper était la panacée, et portée aux nues la probation comme si elle venait d'être découverte et constituait une révolution de la justice. Le Monde, qui se pique d'exactitude, au lieu de rendre hommage à cette démarche dans son essence - en soi, qui la discuterait ? - aurait mieux fait de dénoncer son double emploi avec le sursis probatoire si peu fiable faute de moyens, et donc l'engorgement à venir d'un dispositif qui perdra ce qu'il pouvait avoir parfois d'efficient.

Mais il aurait fallu accepter de payer le prix de cette lucidité en se tenant à distance critique d'une ministre d'autant plus flattée qu'elle échoue, ce qui est au fond assez logique pour Le Monde et son besoin de rêver à gauche, quand la droite contraint à des réveils trop brutaux.

La disparition des peines planchers, la probation et l'individualisation des sanctions - je ne perçois pas le rapport entre ces deux notions - offrent l'avantage de mettre le réel entre parenthèses, les infractions dans un cocon, les condamnés dans une sorte d'exil pénitentiaire injuste et les victimes en bas de page dans les notes. La violence est chassée, et aussi la violence de la vérité.

Pour les transgresseurs à l'égard desquels les peines planchers étaient nécessaires, on va faire quoi ? Pour ceux qu'il est inconcevable de laisser à l'air libre, sous une tutelle probatoire forcément lâche, on opère comment ? Pour les auteurs de délits et de crimes nombreux, mineurs et majeurs, qui ne sauraient coexister avec autrui à ciel ouvert sauf à nous rendre coupables d'une non assistance à société en danger, on pratique de quelle manière ?

Comme le monde est beau quand par artifice on en expulse l'immense part sombre. Elle imposerait trop de reniements par rapport à la sainteté humaniste et à la béatitude sociale...

Mais comme Le Monde est petit !

Je fais référence, dans ce même quotidien, au contraste hallucinant entre une réalité qu'on chasse dans un éditorial et une réalité terrible qu'on décrit avec acuité sous la plume de Patricia Jolly nous confrontant à "un fils parricide et son exécutant, tandem mortifère aux assises de Paris".

Je n'évoque pas l'affaire criminelle elle-même mais le passé judiciaire de "l'exécutant" qui est marqué par des actes et une peine, de 30 mois d'emprisonnement pourtant, ayant seulement constitué un prélude pour le gravissime qui lui est reproché aujourd'hui.

Ce qui me fascine, c'est de constater qu'une collectivité de journalistes a le moyen permanent, à cause de l'information même, de ne pas tomber dans l'oubli du réel ou, si cette tentation survient, d'y résister et de présenter à ses lecteurs un tableau précis de la vie sociale et des drames individuels sans que l'irénisme vienne enjoliver, dénaturer un constat peut-être trop insupportable pour certains. Ce qui me perturbe, chez les professionnels théoriquement de "la plume dans la plaie", est de devoir remarquer la priorité de l'aveuglement. Se faire plaisir plus que se faire mal.

Ou bien faut-il considérer que la vérité est pour le lecteur et les approximations pour se congratuler entre soi ?

Le Monde, heureusement, n'est pas un bloc.


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