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Je suis (presque) Charlie - Liberté d'expression et vivre ensemble

Paroles de juge - Parolesdejuges, 25/02/2015

 

Evidemment, rien ne justifiera jamais de monstrueux assassinats comme ceux que la France a connus il y a quelques semaines, et qui ont visé initialement les journalistes-dessinateurs du magazine satirique Charlie Hebdo. Sur ce point, il n'y a pas un millimètre d'espace pour le débat.

Des journalistes ayant été agressés et tués pour avoir publié des "carricatures de Mahomet", selon l'expression reprise pour définir leurs dessins les plus polémiques, de nombreuses voix se sont aussitôt élevées pour proclamer que le principe de la liberté d'expression est absolu, et pour affirmer que les journalistes ont parfaitement le droit de critiquer, de se moquer, de brocarder, y compris par le biais de dessins satiriques pouvant profondément heurter certaines sensibilités.

La liberté d'expression a été présentée comme un droit absolu, fondamental dans une société démocratique. Il a aussi été dit haut et fort, et cela est au centre de nos réflexions, que ce droit a vocation à être utilisé quelles qu'en soient les conséquences.

Dans les semaines qui ont suivi, en contrepoint aux défilés de soutien sous la banderole "Je suis Charlie", plusieurs manifestations ont eu lieu dans divers pays à forte population musulmane du monde, parfois accompagnées de violences dirigées contre des représentations ou symboles français.

Quand bien même des considérations internes aux pays concernés ont pu influencer les comportements des uns et des autres, il n'empêche que ce qui a été mis en avant par de nombreux musulmans, même les plus modérés, y compris en France, c'est le sentiment d'avoir été offensés individuellement et collectivement par des dessins venant brutalement heurter croyances et sensibilités.

A la suite de quoi il a été affirmé chez nous, une nouvelle fois, que rien ne devait faire obstacle à une totale liberté d'expression. Autrement dit, qu'il ne devait être tenu aucun compte du ressentiment de ceux qui avaient pu se sentir visés par des dessins exagérément agressifs.

Bien des arguments ont déjà été mis dans le débat. Il ne s'agira donc ici que d'une très modeste contribution complémentaire.

Contrairement à ce qui a été dit trop souvent, la "liberté d'expression", au sens d'une liberté absolue, sans limites, n'existe pas. En effet, d'un point de vue juridique, il n'existe dans la plupart des pays démocratiques, dont la France, qu'une vaste liberté d'expression. Mais aucune liberté absolue et sans limites.

Citons, entre autres restrictions légales à la liberté d'expression, l'interdiction de faire l'apologie du terrorisme (texte ici), l'interdiction de la contestation des crimes contre l'humanité (texte ici), de la diffamation et de l'injure (texte ici, ici), de l'outrage (texte ici), de la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (texte ici), des atteintes à la vie privée (textes ici et ici), de même que le contenu limité des publications destinées aux enfants (textes ici).

Dans tous ces cas, la liberté d'expression est sévèrement encadrée et même parfois totalement supprimée. Cela impose de conclure que même dans les pays les plus démocratiques il existe des limites nombreuses et importantes au principe, quand bien même il est fondamental, de la liberté d'expression.

Et rares sont ceux qui s'en offusquent. Car chacun comprend que ces restrictions ont pour objet de protéger les citoyens ou des groupes de citoyens contre des atteintes graves et injustifiées, ou de faire obstacle à des clivages et oppositions pouvant passer des simples mots à la violence physique. Autrement dit, ces restrictions visent à protéger, autant que possible, la cohésion du corps social. Ce que l'on appelle le "vivre ensemble".

Au-delà, la cour européenne des droits de l'homme (son site), bien que très rigoureuse en ce qui concerne la protection du droit à l'expression, vient de juger (décision du 24 février 2015, cf. ici) qu'un avocat, même en audience donc là où a priori la parole est la plus libre, ne peut pas adresser à un expert cité des critiques excessives infondées mettant en cause sa probité, et qu'à ce titre il peut faire l'objet de poursuites disciplinaires.

Il n'y a, nulle part, de liberté d'expression sans limites.

 

Au demeurant, bien que disposant d'une vaste liberté d'expression, chacun d'entre nous se censure du matin jusqu'au soir, et cela quelque soit l'endroit dans lequel il se trouve et les caractéristiques de ses interlocuteurs.

Que ce soit avec les membres de nos familles, nos amis, nos collègues, nos voisins, et plus largement toutes les personnes que nous croisons, sans même que cela soit conscient nous nous censurons à chaque instant, nous faisons attention à ce que nous disons, nous évitons certains mots pouvant agresser et blesser inutilement.

Cela nous le faisons pour une unique raison : pouvoir maintenir la relation même avec ceux avec qui nous ne sommes pas d'accord, voire même nous sommes en conflit. Parce que nous savons, intuitivement, que si nous agressons exagérément notre interlocuteur il sera impossible de poursuivre le dialogue et par voie de conséquence de résoudre le conflit. Avec, toujours possible, une rupture totale de la relation.

Si à chaque instant nous disions tous ce que nous pensons, sous couvert d'une totale liberté d'expression, avec tous les mots qui nous viennent à l'esprit même les plus crus, les plus blessants, les plus péjoratifs, les plus agressifs, cela deviendrait vite insupportable. Aucun d'entre nous n'accepterait de poursuivre le dialogue avec quiconque. C'est pourquoi, pour pouvoir continuer à être ensemble, à nous côtoyer, à avancer collectivement malgré tous les conflits traversés, nous évitons les mots trop insupportables pour les autres, et donc nous modérons spontanément notre expression.

En privilégiant le "vivre ensemble".

Choisir le vivre ensemble, c'est chercher en permanence comment aborder et gérer les désaccords, les tensions, les oppositions, les déchirements, les conflits, tout en assurant le maintien de la relation avec l'autre. C'est privilégier la relation future sur l'opposition présente.

A l'inverse, violenter l'autre, avec des mots ou des dessins extrêmement agressifs, et sans se préoccuper des possibles conséquences dommageables, est une démarche purement égocentrique.

JE veux faire des dessins comme cela ME plaît, JE ne cherche pas à savoir quelles en sont les conséquences car JE souhaite continuer à pouvoir faire comme JE veux. JE refuse de prendre en compte les réactions même compréhensibles de ceux que j'ai pû heurter. JE veux être libre, alors JE ne tiens compte que de MON envie. Seul MON travail m'intéresse. Les autres ME sont indifférents.

Et cela même si ce que je fais génère des troubles et de l'insécurité.

 

C'est quand les conséquences inutilement dommageables apparaissent et que la critique s'annonce que la proclamation d'un principe absolu de liberté d'expression trouve toute son utilité. En effet il permet d'éluder tout débat sur les conséquences de ses actes, de tenir éloignées toute discussion et remise en question sur sa propre responsabilité. Le principe de la liberté d'expression est alors une sorte de joker qui se transforme en paravant contre la critique : "C'est ma liberté d'expression, alors quoi que je dise ou dessine vous ne pouvez me faire aucune remarque défavorable".

Il faut autrement plus de courage pour s'interroger sur son comportement vis à vis des autres, et sur sa responsabilité dans les évènements générés par ses propos ou ses dessins.

 

En plus, agresser exagérément autrui n'est pas indispensable pour propager ses idées. Nombreux sont ceux qui, depuis longtemps, dénoncent avec virulence et avec raison tous les extrémismes religieux. Mais sans avoir recours au dessin très provocateur ou aux propos humiliants. Il n'est donc pas possible de soutenir que la carricature agressive est le seul moyen de lutter contre un tel phénomène.

Etant relevé que des propos ou des dessins agressifs n'ont jamais mis fin à quoi que ce soit. Bien au contraire.

 

Bien sûr la liberté d'expression est fondamentale. Les journalistes, notamment, sont un essentiel contre pouvoir, et ils sont les indispensables observateurs et commentateurs critiques de tous les travers de nos sociétés. Et c'est leur mission de dénoncer ce qui doit l'être. Parfois avec une grande vigueur. Bien des dérives ont été contenues grâce au travail des medias.

Mais cela ne justifie pas tout.

Car au-delà, et plus important encore que le débat polémique, il y a le vivre ensemble. A condition que l'on se préoccupe suffisamment de l'autre. Et se préoccuper de l'autre, c'est, notamment, faire attention à la façon dont il pourrait recevoir nos paroles et nos actes inappropriés. Ce qui est une façon, indirecte, de tendre la main.

 

Le choix, en résumé, est entre "moi je" et "moi et les autres".

Entre l'égocentrisme et le vivre ensemble.

Mais puisque nous sommes condamnés à continuer tous ensemble, a-t-on vraiment le choix ?

 

 

 


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