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D'autres vies... et celle d'Emmanuel Carrère

Justice au singulier - philippe.bilger, 26/08/2014

Si je n'ai pas pleuré, je me suis pris à songer cependant que j'allais continuer à cohabiter avec mon malaise parce qu'après tout Emmanuel Carrère, même encensé partout, a besoin aussi de lecteurs séduits mais qui renâclent. En même temps. Je pourrai me mettre à l'épreuve avec "Le Royaume" dont le sujet me passionne et qui fait plus de 600 pages (Nouvel Observateur).

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Il ne le sait pas mais parfois il y a un bout infinitésimal de son passé lointain qui surgit dans mon existence et qui la perturbe. Il n'y est pour rien, tout est de ma faute.

Un jour, durant un peu plus d'une heure, je l'ai rencontré à sa demande quand j'étais avocat général à la cour d'assises de Paris. Il préparait sans doute déjà un livre sur l'univers criminel, peut-être sur Romand. Notre entretien s'est bien passé mais je n'ai plus eu de nouvelles de lui. Je sentais, par une sorte d'intuition immédiate, que nos tempéraments n'étaient pas naturellement accordés. Lui trop complexe, décalé, moi trop sommaire et direct je présume.

Quand j'ai appris que sa compagne était Hélène Devynck, je me suis rappelé un soir où j'étais invité à LCI et où, après avoir présenté le journal, elle est passée devant moi, belle et royale, indifférente à mon salut.

C'est peu mais à chaque fois qu'il publie un livre, je suis à la fois attiré et réticent. Réservé parce que je sais que dans tous les cas, Emmanuel Carrère aura une critique enthousiaste, unanime. Comme j'ai mauvais esprit, je ne peux pas m'empêcher de chercher, pour expliquer cet unanimisme, des causes malsaines, de complaisance ou d'influence. Comme une promotion systématique trop belle pour être honnête.

Puis je lis.

Il a obtenu le prix Renaudot pour "La classe de neige" alors qu'à mon sens, ce n'est pas un grand roman mais la déferlante a été celle que j'ai décrite. Il n'y a rien à faire : il doit être tenu pour acquis qu'Emmanuel Carrère est l'un de nos meilleurs écrivains. Même mon ami Michel Déon le dit et son jugement a un prix infini pour moi. Alors !

Partant quelques jours en vacances, j'ai cédé et chargé sur mon Kindle "D'autres vies que la mienne". Quelques mois auparavant, j'avais vu le film tiré de ce récit et je n'avais pas été ébloui. Après avoir lu, j'ai regretté que le scénario ait été une adaptation si étriquée du livre.

Je me souvenais aussi avoir entendu le couple Carrère-Devynck un soir à la télévision évoquer avec beaucoup de dignité et de pudeur les victimes après le désastre du tsunami en Thaïlande où ils passaient des vacances avec deux enfants.

Mon entourage m'avait prévenu : il était impossible de ne pas pleurer. J'étais pourtant sûr que non parce que je me suis toujours acharné à demeurer un lecteur au coeur sec, refusant la démagogie des sentiments exploités comme une rente et l'émotion vendue à chaque ligne. Je craignais de trouver l'une et l'autre. Un peu comme si les Petits Mouchoirs avaient quitté l'écran pour se glisser dans des pages !

Dans la première partie du récit, il m'a semblé que sa manière de mélanger la catastrophe, les tragédies, les morts, les désespoirs avec son narcissisme amoureux et inquiet n'était pas toujours du meilleur effet. Au fond, il tombait, même avec un style simple et sans éclat, dans une surenchère où lui-même prenait trop de place alors qu'en revanche, s'attachant au rôle de sa compagne, il le décrivait, et elle par conséquent, avec finesse et beaucoup de générosité.

La suite m'a démontré qu'Emmanuel Carrère est moins romancier que chroniqueur. L'imagination, chez lui, est bien moins stimulante et riche que l'empathie. Cette faculté au plus haut dans ce récit manifeste que sa force, son talent sont de parler des autres, de les faire parler, de se faire leur porte-parole scrupuleux et sensible puis de restituer leur vérité dans ses phases multiples, dans son ambiguïté souvent. Une restitution doublement fidèle, dans sa lettre en quelque sorte mais surtout à l'inspiration profonde, à la tonalité sombre, allègre ou courageuse de ce qui lui a été confié. Il y a une intelligence, une loyauté et une compréhension exemplaires qui rendent encore plus passionnants les propos passant par le filtre de cet historien de l'humain immédiat, qui les décante, les universalise sans les dénaturer.

C'est cette capacité inouïe, indépassable de rendre compte des pensées, des histoires, des malheurs, des enthousiasmes, des blessures d'autrui comme si c'étaient les siens qui m'a semblé être le propre d'E.Carrère et ce n'est pas rien que d'écrire sur des êtres vrais pour les faire bénéficier de l'aura distanciée et ouverte de la fiction. La chronique s'enrichit au lieu de se perdre dans la matérialité et la plate transcription.

Un art, encore une fois, tout de simplicité, sans apprêt, clair, limpide, très pédagogique quand il aborde le combat de ces deux magistrats Etienne Rigal et Juliette Devynck, à Vienne, contre les graves abus des sociétés de crédit dont les contrats étaient rédigés et présentés de telle manière qu'ils trompaient à tout coup les modestes emprunteurs ignorants, fascinés puis dépassés, enfin impuissants.

Ce n'est pas que je fasse l'impasse sur la fin déchirante de Juliette, morte d'un cancer qu'elle a eu le courage inouï d'assumer pour mieux organiser sa mort et donc la vie future de ceux qui l'aimaient. J'aurais mauvaise grâce à m'abandonner à une sensiblerie dont Etienne Rigal n'a jamais usé à son égard et qu'elle aurait détestée. Pourtant, avec son mari Patrice, il était l'être le plus proche qui soit de cette femme, son amie, sa collègue, sa complice de travail et de combat.

Juliette, dans le livre, est décrite avec une personnalité irradiante sur tous les registres : mère de ses trois filles, épouse, magistrat chaleureux, respectueux et pénétré du rôle bienfaisant et nécessaire de la justice. Qui, la rencontrant, ne l'aurait pas appréciée, n'aurait pas éprouvé de la sympathie pour elle.

Je ne suis pas sûr que je pourrais dire la même chose d'Etienne Rigal, sec, abrupt, sincère jusqu'à la provocation, pugnace, singulier, acharné, lui aussi, de justice et d'équité mais refusant à ce point d'être dupe de lui-même et des autres qu'il décourageait probablement toute familiarité, toute proximité qu'il n'aurait pas explicitement permises. Unijambiste à la suite d'une amputation imposée par un cancer, il a fui tout ce qui aurait risqué de faire de lui une victime. Selon Emmanuel Carrère, "c'est quelqu'un de très peu défendu". On peut l'entendre comme on voudra.

J'ai cru comprendre qu'il était au tribunal de police de Lyon selon un beau portrait, certes ancien, fait par Alain Salles (Le Monde). Est-il toujours en poste à cet endroit, je ne sais.

Ce qui est formidable dans le livre relève de la maîtrise avec laquelle E.Carrère parvient à expliquer des mécanismes juridiques et à nous ranger dans le camp de ces deux magistrats et de leur modèle Florès, qui mènent une lutte légitime et haletante contre le cynisme de certaines de ces sociétés de crédit. On n'a jamais mieux fait percevoir la provocation fulgurante du droit quand il s'enrichit d'équité, jamais mieux décrit le triomphe de la loi quand elle vient au secours des faibles, des misérables, des humiliés par fatalité. La relation du recours à la Cour de justice des communautés européennes de Luxembourg qui va donner raison aux deux magistrats, valider leur démarche et imposer des changements jurisprudentiels et législatifs est un véritable tour de force car le lecteur s'y implique avec une exaltation et une adhésion qui subliment ce processus en une aventure de cape, d'épée et de droit.

J'aime aussi que l'appartenance d'Etienne Rigal au Syndicat de la magistrature ne soit pas déterminante et que Juliette et lui, dans la vision qu'en donne en tout cas E.Carrère, soient plus mobilisés, enthousiasmés par une justice restauratrice des destinées humaines, parce qu'il s'agit de sa mission fondamentale, plutôt que par une approche idéologique qui n'a que trop tendance à dégrader l'universel de cette valeur. En ce sens, comme l'a orgueilleusement affirmé Etienne Rigal, ils ont été en effet "de grands juges". J'espère que cette approbation d'un réactionnaire ne le gênera pas trop.

Si je n'ai pas pleuré, je me suis pris à songer cependant que j'allais continuer à cohabiter avec mon malaise parce qu'après tout Emmanuel Carrère, même encensé partout, a besoin aussi de lecteurs séduits mais qui renâclent. En même temps.

Je pourrai me mettre à l'épreuve avec "Le Royaume" dont le sujet me passionne et qui fait plus de 600 pages (Nouvel Observateur).


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