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Le poids des mots, le choc des crimes

Justice au Singulier - philippe.bilger, 13/01/2015

Je suis, toutes professions confondues, Charb, Wolinski, Honoré, Tignous, Cabu, Bernard Maris, Elsa Cayat, Frédéric Boisseau, Michel Renaud, Mustapha Ourrad, Ahmed Merabet, Clarissa Jean-Philippe, Franck Brinsolaro, Philippe Braham, Yohan Cohen, Yoav Hattab et François-Michel Saada. Je ne suis pas Charlie, mais eux tous.

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Dans l'après-midi du 13 janvier, à Bobigny, ont eu lieu les obsèques du policier Ahmed Merabet, ce fonctionnaire courageux, achevé sur un trottoir par l'un des frères Kouachi. Sa famille, toujours digne et respectable, émue au-delà de tout, a fait allusion toutefois à son refus de voir hiérarchiser les victimes.

Comme les proches de victimes à Charlie Hebdo, qui ont formulé le même souci.

Durant quelques heures, le 9 janvier, on a seulement évoqué l'assassinat de quatre otages par Coulibaly dans le supermarché cacher et c'est seulement ensuite qu'avec beaucoup de solennité on a rendu hommage à ces victimes juives, abattues précisément parce qu'elles l'étaient, alors que les treize autres, d'une certaine manière, comme l'a souligné Cohn-Bendit (France 5), l'ont été à cause de ressorts professionnels.

Maintenant que la marche républicaine exceptionnelle, unique par son ampleur, s'est déroulée avec les retombées médiatiques enthousiastes qu'elle a suscitées, et parfois l'enflure, alors qu'on semble s'orienter vers des mesures pragmatiques - et non pas heureusement de nouvelles lois - qui, de fait, seront de nature à rendre plus efficaces la prévention du terrorisme islamiste et le combat contre lui, on a peut-être le droit d'aller au fond des choses et d'évaluer le poids des mots.

Pour n'avoir pas participé à la fusion républicaine du 11 janvier, j'ai parfois été attaqué comme si j'avais commis un crime, comme s'il y avait une obligation de manifester. Je ne reprendrai pas le détail de mes explications. J'ai une nature qui me détournerait, je l'espère, des injonctions totalitaires et brutales des dictatures comme aujourd'hui elle m'éloigne des injonctions molles et pédagogiques de notre démocratie, même pour le culte honorable et grandiose du symbolique.

Je ne suis pas Charlie. On a porté aux nues le slogan contraire, une antienne dont l'invention n'était pas d'une originalité bouleversante et qui excluait beaucoup de citoyens. En focalisant sur Charlie Hebdo, au lieu de s'attacher aux personnes massacrées, on a clivé.

Je ne suis pas Charlie. L'esprit de cette publication n'a jamais été le mien et je suis persuadé que Charlie n'aurait jamais voulu être, même par solidarité, le réactionnaire que je suis.

Charlie Hebdo a usé de sa liberté d'expression et je n'irai jamais scandaleusement prétendre qu'il en a abusé, ce qui serait excuser ses assassins. Je l'ai toujours défendu à chaque fois que des explosions, des violences et évidemment des crimes avaient pour obsession de l'étouffer ou de tuer ceux qui, avec une audace tranquille, continuaient leur chemin.

Je n'en suis que plus à l'aise pour considérer que sa liberté d'expression était ciblée et que je n'ai jamais vu Charlie Hebdo se lever pour soutenir le droit à la liberté de causes qui n'étaient pas les siennes, politiquement, socialement ou culturellement. Ce sont les assassinats qui, dans le sang, ont constitué cette équipe horriblement décimée comme les héros d'une liberté d'expression tous azimuts. La leur n'avait qu'une direction : un anarchisme sélectif.

Je ne suis pas Charlie. Si j'insiste sur cet unanimisme oscillant entre ridicule et gravité, c'est parce que j'ai constaté les effets pervers, dans une République déboussolée - qui peut penser que depuis dimanche elle est remise d'aplomb ? - de ces mots d'ordre et d'émotion qui n'imaginent pas une seule seconde à quel point ils pourront être odieusement, sordidement, ironiquement exploités et dégradés, à rebours de leur substance confortablement généreuse. Leur terreau honorable, facile à caricaturer, tend paradoxalement une perche perverse aux malades et aux cyniques. Ou aux politiciens obsédés.

Et c'est le lamentable Charlie Martel de Jean-Marie Le Pen.

Et c'est l'indécent et clairement délictuel Charlie Coulibaly de Dieudonné. Il y a des dérisions que le sang versé devrait rendre inconcevables.

Et c'est le chauffeur-livreur de Strasbourg, condamné à plusieurs reprises, qui lui aussi s'est abandonné à cette pente sordide, au même prétexte. Je dois manquer du sens de l'humour.

Et c'est, depuis le 9 janvier, le hashtag indigne #JeSuisKouachi, tweeté 28 000 fois, qui justifierait des poursuites pour apologie de crimes, dans un état de droit idéal, mais qui demeurera comme une souillure sur son initiateur et ses suiveurs.

Et c'est, malgré les apparences de la bonne conscience, la minute de silence dans les écoles. Sur le principe, avec de jeunes enfants, il aurait mieux valu remplacer le silence guère compréhensible par une parole éclairée (France 2, Bd Voltaire). Dans certaines classes, cette minute a été moquée, refusée. Ce n'est pas demain que nous aurons un reflux !

Le poids des mots.

Il y a des mots auxquels l'humanisme solidaire devrait réfléchir avant de les lancer dans l'espace public. Il y a des mots inspirés par le coeur mais que la sécheresse ou le cynisme récupèrent avec une allégresse vengeresse. Il faut faire très attention à ce qui est délivré comme si la société n'était composée que de gens qui pensent et sentent comme vous.

J'ai d'autant moins de scrupule à proférer cette mise en garde que nous avons eu, depuis le 7 janvier, un président, un Premier ministre et un ministre de l'Intérieur au verbe et au comportement exemplaires et irréprochables, avec une Christiane Taubira forcément effacée, même si elle est sur la photo de groupe, tant ce climat tragique et la rigueur qu'il appelle sont aux antipodes de ce qu'elle n'a cessé de diffuser.

Le choc des crimes.

Heureusement, le gouvernement ne semble pas vouloir s'orienter vers une nouvelle loi, une sorte de Patriot Act à la française, mais plutôt vers des modifications, des aménagements, l'accroissement des moyens et, enfin, une nouvelle répartition pénitentiaire.

Une grande partie sera approuvée par l'opposition qui, pour l'instant, a une tenue elle-même impeccable - Nicolas Sarkozy (RTL) ou François Fillon ( France Inter) ou Alain Juppé sur son blog. Les joutes sont prêtes à venir mais ne sont pas encore dégainées. Il est vrai que le pouvoir a très habilement désamorcé les conflits possibles en évoquant d'emblée la nécessité d'ajouts pragmatiques et quasiment consensuels à un arsenal législatif déjà bien pourvu (Le Parisien).

Le président de la République a pour une fois non seulement prêché l'unité mais l'a réalisée. Infiniment sensible au danger de discrimination entre les victimes, au risque de voir l'Etat se pencher de manière inéquitable sur les dix-sept qui sont dans nos coeurs, chacune avec son identité propre et sa valeur égale de vivant, il a magnifiquement, au nom de la République - pour une fois, le mot n'est pas ressassé mais bien utilisé -, rendu hommage comme il convenait à tous ceux que les crimes ont fauchés. En évitant qu'à cause de lui, puisse être favorisé, ici ou là, un corporatisme de la douleur et de la mort.

Et, en riposte absurde, une multitude d'actes antimusulmans, à l'encontre, surtout, de lieux de culte, comme s'il était difficile de distinguer, alors que le commun des citoyens le fait aisément dans la proximité du quotidien, la multitude dont la présence et le travail enrichissent la France de la minorité qui transgresse nos lois ou, au nom d'une foi dévoyée, massacre ou se réjouit de ces crimes (Le Monde).

Pour ma part, je préfère m'inscrire dans une modeste célébration verbale sur laquelle Anne Sinclair a attiré mon attention.

Je suis, toutes professions confondues, Charb, Wolinski, Honoré, Tignous, Cabu, Bernard Maris, Elsa Cayat, Frédéric Boisseau, Michel Renaud, Mustapha Ourrad, Ahmed Merabet, Clarissa Jean-Philippe, Franck Brinsolaro, Philippe Braham, Yohan Cohen, Yoav Hattab et François-Michel Saada.

Je ne suis pas Charlie, mais eux tous.


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