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Vices privés mais vertu publique ?

Justice au singulier - philippe.bilger, 29/02/2012

Autant d'arbitrages qui ne laisseront jamais en repos les médias honorables.

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A la suite de la sortie d'un livre de Jean Quatremer sur les politiques, leur vie privée et les médias, Libération consacre six pages passionnantes à ce problème qui n'en est plus un véritablement. Jean Quatremer mérite bien cet hommage promotionnel puisqu'il avait critiqué, au sujet de DSK, l'attitude de discrétion et de réserve de ses confrères en soulignant que moins de retenue dans la révélation de certaines séquences personnelles de cette existence aurait été souhaitable.

Il me semble que le débat entre vie intime et vie publique est en effet sinon tranché du moins très largement débroussaillé depuis quelques années. Il n'est plus personne qui ose soutenir la nécessité d'une cloison étanche, hermétique entre l'une et l'autre, d'abord parce que la quotidienneté d'un responsable politique est trop complexe et mêlée pour que le partage soit facile à effectuer, ensuite à cause de l'évidente incidence, en telle ou circonstance et pour l'appréciation démocratique, de la première sur la seconde.

Aussi, la conception infiniment restrictive de Laurent Joffrin qui ne conçoit l'intrusion médiatique dans ce domaine qu'à titre exceptionnel et seulement s'il y a eu illégalité, me paraît beaucoup trop favorable aux politiciens mais très préjudiciable aux citoyens. On ne peut pas déroger à ce principe quasi absolu d'indifférence à l'égard de la vie privée seulement quand d'ostensibles transgressions ont été commises. Il y a, à l'évidence, une zone grise dans laquelle la curiosité des médias a le devoir d'aller puiser. Elle est composée de ces multiples attitudes qui, connues, affichées ou dévoilées, ne relèvent plus seulement de l'univers intime à protéger et à soustraire au regard de tous mais participent aussi, par le niveau d'indécence qu'elles mettent en lumière et les défaillances qu'elles constituent, du débat public. Au fond, tout ce qui est de nature, quoique privé, bien avant des infractions constatées, à avoir une influence politique, à s'imposer dans l'opinion ne fera pas des journalistes, qui le feront connaître, des voyeurs mais des auxiliaires de la République. Il s'agira de déterminer ce dont la société ne pourra pas ne pas tenir compte quand elle votera. Chaque citoyen arbitrera à sa manière et il en est qui avec dégoût se détourneront de ces éléments intimes mais d'autres les garderont dans leur tête pour les exploiter négativement ou non. La transparence, donc, tant que le jugement civique en a besoin. Au-delà le secret, l'intimité préservée.

C'est beaucoup plus simple qu'on ne croit. Il suffit de suivre les conseils d'Elaine Sciolino, correspondante du "New York Times", qui a publié un ouvrage sur les liens entre politiciens et médias en France. Elle met l'accent sur les lacunes de notre journalisme quand elle déclare qu'elle aurait évidemment, elle, posé des questions sur François Hollande et sa séparation d'avec Ségolène Royal, sur François Mitterrand, sa relation extra-conjugale et sa fille Mazarine, sur Jacques Chirac auquel la rumeur prêtait un enfant au Japon.

Ces diverses péripéties, en effet, auraient dû conduire les médias à ne pas s'arrêter devant le mur de la vie privée puisqu'ils étaient conscients de leur impact probable sur le champ public et les personnalités concernées. Se taire était une abstention inspirée par une fausse élégance quand la mission journalistique exigeait, sur ces plans, questions et enquête.

Cependant, pour bien manifester la différence parfois ténue qui distingue la curiosité légitime de l'inutile et de la malveillante, il me semble qu'en dépit de ce que soutient Elaine Sciolino, le journalisme américain s'égare en attaquant Newt Gingrich parce qu'il a "laissé tomber sa femme souffrant d'un cancer". On le perçoit, entre l'immoralité banale sans connotation politique et le comportement dépassant le privé pour devenir une part de l'attitude publique, il n'est pas simple de cibler juste à chaque fois.

Ce qui est sûr, comme l'affirme Jean Quatremer, "c'est que ce n'est plus aux politiques de définir le privé".

Et que les médias, avec ce concept élargi de la vie privée, cette considération plus globale de l'homme ou de la femme publique, vont avoir, de plus en plus, un rôle décisif. Quand s'agira-t-il de révéler ou de s'effacer ? Quand les vices privés mériteront-ils d'être divulgués pour amoindrir la vertu publique ? A quel moment le journaliste devra-t-il user de son pouvoir ou l'oublier ?

Autant d'arbitrages qui ne laisseront jamais en repos les médias honorables.


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