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Pour la Justice ou contre Mediapart ?

Justice au singulier - philippe.bilger, 11/01/2013

Je suis heureux, à la fois que Mediapart ait ouvert la voie et que les magistrats, enfin, aient pris le relais.

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Depuis que pour la première fois Jérôme Cahuzac a été mis en cause par Mediapart, on a voulu nous faire croire que la seule alternative laissée au citoyen éclairé et passionné par la chose publique était de désavouer ce site d'information et de favoriser la justice ou de le soutenir et d'être du mauvais côté de la loi.

Cette thèse simpliste est propagée à cause du cumul de deux ignorances : sur le fonctionnement de l'institution judiciaire et sur la nature du journalisme d'investigation.

Je tiens pour rien, dans ce débat, ceux qui éprouvent une telle hostilité intellectuelle et politique à l'encontre d'Edwy Plenel que tout ce qui pourrait sortir de sa bouche, être écrit par lui ou sous son égide serait frappé de caducité ou de mauvaise foi. Comme si on était obligé d'aimer pour défendre ou pour être convaincu, équitable.

La problématique a été lumineusement illustrée par l'affrontement entre Jean-Michel Aphatie (JMA) et Mediapart, entre deux conceptions du journalisme. Pour le premier, le journaliste n'a pas à "se substituer" aux autorités judiciaires et l'attitude du second est donc critiquable.

Le vocabulaire a son importance et, à la lettre, on ne peut qu'approuver la pétition de principe négative de JMA puisqu'elle présume que la justice est déjà saisie et que le journaliste viendrait s'immiscer dans un processus qui ne le concerne pas ou plus. Ce qui va de soi et n'est pas exclusif de sa mission d'information. En effet, rendre compte du déroulement des procédures judiciaires est non seulement un droit mais un devoir démocratique pour le journaliste.

Mais, en l'occurrence, l'affaire à laquelle le brillant ministre Cahuzac se trouve confronté depuis les premiers jours du mois de décembre ne permet pas d'adopter la position classique et commode de JMA, partagée par beaucoup, notamment sur Twitter, qui reprochent à Mediapart de se prendre pour un justicier.

Ce qui est injuste et absurde.

Personne n'irait mettre en doute la nécessité pour les médias de tenter de débusquer, dans les coins sombres de la société et/ou de l'Etat, les secrets inavouables, les pratiques choquantes ou les comportements honteux. Cette investigation, pour les responsables publics, les ministres, les élus, est d'autant plus souhaitable que sa menace suffit souvent à elle seule pour dissuader tel ou tel de s'abandonner à l'illicite ou au frauduleux.

Quand Mediapart publie les éléments dont il dispose et qui se rapportent à un compte en Suisse qu'aurait ouvert Jérôme Cahuzac à l'UBS et qui, clôturé au début de 2010, aurait été remplacé par un autre compte à Singapour, il ne fait rien d'autre qu'accomplir une mission d'information qui peut être certes préjudiciable au ministre délégué chargé du Budget mais qui est justifiée précisément par la fonction exercée. Inconcevable de ne pas diffuser ce qui a été recueilli, pour une telle personnalité et à un tel poste !

Ces éléments, au niveau médiatique, ne sont évidemment pas des preuves, même pas des présomptions - terme spécifiquement judiciaire -, tout au plus une mise en cause, des données troublantes, des allégations qui, sur le plan factuel, auraient dû être vérifiées au plus vite.

Ces éléments ne deviennent pas davantage des preuves avec l'apparition de Michel Gonelle, ex-adversaire politique de Jérôme Cahuzac, le rôle du juge Bruguière et l'enregistrement de cette cassette "call pocket" publié le 5 décembre par Mediapart. Le citoyen est libre, toujours à ce niveau, de penser ce qu'il veut, de s'imprégner comme il l'entend de ce qui vient ainsi nourrir le débat public et amplifier la polémique.

Nul n'est obligé d'être convaincu par les dénégations et les variations de Jérôme Cahuzac. Nul n'est contraint de ne pas les accepter pour la vérité.

Ces éléments ne se muent pas non plus en preuves quand il est indiqué que Jérôme Cahuzac s'est rendu en Suisse officiellement le 9 décembre et apparemment pas le 10 - date visée par Mediapart - et qu'une manipulation de la cassette ne peut pas être formellement exclue (L'Express).

Le sentiment dominant, dans l'esprit public, est de perplexité, d'incertitude. On est partagé entre la fiabilité reconnue de Mediapart (rappelons notamment les dossiers Tapie-Lagarde apparemment au point mort!, Woerth-Bettencourt) et l'assurance de plus en plus nette de Jérôme Cahuzac qui, après avoir un peu flotté, nie même être celui qui parle dans l'enregistrement après l'avoir un temps concédé.

Le soutien du président de la République et du Premier ministre n'est pas non plus sans valeur même s'il relève de la tradition politique qui exprime la solidarité jusqu'au moment où elle devient impossible.

Il n'y a pas de preuves. Mediapart n'a accompli que la mise à jour, en l'état où il l'a reçu, de ce qui méritait absolument d'être communiqué, diffusé. Jérôme Cahuzac a tout à fait raison, face à ce que Mediapart lui oppose, de soutenir qu'il n'a pas, lui, à faire la preuve de son innocence même si, de manière surprenante, le premier courrier adressé de sa part à l'UBS en Suisse est maladroit et ne pouvait qu'appeler une réponse négative de la banque.

Des preuves, chaque jour, sont exigées de Mediapart par les impatients ou les ignorants. Le site a produit ce dont il disposait et est conscient du fait que ses révélations ont besoin d'être exploitées. Elles ouvrent un chemin qu'il revient à la justice d'emprunter. Jérôme Cahuzac ne cesse, depuis des semaines, d'avoir le même point de vue, puisqu'il se refuse à un faux débat avec Mediapart mais qu'il attend le vrai. Cette concordance est bien la seule qui rapproche les deux adversaires.

Dans ces conditions d'absolu blocage, comment s'étonner que Mediapart ait écrit, le 27 décembre, au procureur de la République à Paris pour demander la désignation d'un juge indépendant, l'ouverture, en clair, d'une information ? L'anormal est de devoir solliciter ce qu'une administration efficiente et impartiale de la justice aurait dû imposer.

Le scandale de ce dernier mois tient au fait que le 8 janvier 2013 seulement a été ordonnée une enquête pour blanchiment de fraude fiscale. Un mois donc s'est écoulé, empli de rumeurs, de faits, de précisions, de coups de théâtre, de dénégations, d'approximations et de confirmations, sans qu'à aucun moment le parquet de Paris ait éprouvé le besoin d'user de sa liberté toute neuve - il m'a été certifié par différentes sources que le ministère de la justice ne venait plus troubler le cours des procédures dites "sensibles" ni imposer une autorité politique d'action ou d'abstention procédurale - pour au mieux saisir un juge d'instruction, au pire faire diligenter une enquête.

Il a opté pour cette seconde solution, enfermé sans doute dans une frilosité dont il ne parvient pas à se déprendre. Le parquet de Paris prend une position erratique pour la violation du secret de l'instruction reprochée à Nicolas Sarkozy, heureusement contredite par trois magistrats instructeurs. Il met en oeuvre, avec infiniment de retard, un minimalisme procédural pour Jérôme Cahuzac (Le Monde, Le Parisien, Le Figaro, nouvelobs.com).

Le pouvoir socialiste a remarquablement manoeuvré en laissant à leur place les hauts responsables du parquet et du parquet général à Paris. Ceux-ci, à l'évidence, sont d'autant plus tétanisés par la peur de déplaire qu'ils ont été maintenus et donc encore mieux ligotés.

S'il y a une culpabilité depuis un mois, ce n'est pas celle de Mediapart sauf à rêver de médias domestiqués et inutiles, n'informant que sur le déjà su ; ce n'est pas non plus celle de Jérôme Cahuzac car toujours ministre - et c'est normal, seule l'inamendable Nadine Morano prétend le contraire -, il va attendre la démonstration judiciaire de son innocence. Et Mediapart, celle sa fiabilité.

La justice a trop longtemps été le témoin passif de ce qui aurait dû la mobiliser tout de suite, au premier chef.

Je suis heureux, à la fois que Mediapart ait ouvert la voie et que les magistrats, enfin, aient pris le relais.


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