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Jamais assez de Luchini !

Justice au singulier - philippe.bilger, 8/02/2013

Il y a toujours trop de Gerra qui a beaucoup de succès. Il n'y a jamais assez de Luchini qui vient habiter chez nous, en nous.

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Je ne sais pas pourquoi mais en entendant Fabrice Luchini sur France Inter, m'est revenue en mémoire, dans une longue interview de Laurent Gerra, l'une de ses réponses qui m'avait éclairé sur le fait qu'au-delà du talent exceptionnel de l'imitateur, je n'éprouvais pas une vive sympathie pour la personnalité de l'homme.

On lui avait demandé s'il pourrait manifester pour ou contre la loi sur le mariage. Il avait répliqué que "personnellement je suis athée, je ne suis pas baptisé, pas marié, pas gay, je n'ai pas d'enfants et je n'aime pas les mariages, quels qu'ils soient. Je ne me sens donc pas très concerné par le sujet. En fait, je ne veux le mariage pour personne" (Journal du Dimanche).

Derrière cette liberté d'expression, je ressens une sécheresse, une inaptitude à toute transcendance, à toute compréhension des mystères et des rites, au fond à toute tolérance. Lisant l'affirmation de ces refus, j'ai mieux perçu pourquoi Gerra s'en donnait à coeur joie et avec une infinie vulgarité contre les croyances religieuses, d'ailleurs exclusivement incarnées, pour lui, par le catholicisme et le pape. L'arrogance du négatif pèse peu, à mon sens, face à la force d'une conviction à la fois affichée et modeste.

Cette absence d'arrière-plan, cette immédiateté revendiquée de l'être enfermé dans sa pauvre identité me semblent représenter le contraire absolu de ce qui enchante chez un Fabrice Luchini même si la comparaison entre l'un et l'autre est tirée par l'esprit.

Non pas que Luchini ne puisse pas être agaçant parfois, quand il joue devant des médias la plupart du temps à la fois complaisants et fascinés, le rôle qu'il s'est assigné et qui, de l'inventivité, est passé à une sorte de registre mécanique mais pourtant durablement étincelant. Le tour de force de cet artiste riche de tant de dons est qu'il est parvenu à échapper aux poncifs ordinaires mais en créant, à la longue, ses propres banalités. Luchini se répète mais n'imite pas, ne plagie personne. On sait par avance ce qu'il va dire dans un feu d'artifice qui s'exalte d'être admiré et de n'avoir plus besoin de se fatiguer pour exister. On devine les citations qui viendront nourrir, parfois trop, un propos sans cesse écartelé entre le paradoxe, l'envie de surprendre, et la dénonciation d'un modernisme chic ou snob. Lui reprocher d'en faire trop est se fourvoyer. Ce n'est pas la contemplation du mouvement de soi qui l'anime mais l'incandescence et l'intensité d'une personnalité qui n'a pas le choix : elle est condamnée à irradier, à brûler et à investir. On n'exige pas du soleil qu'il fasse pleuvoir.

Ce qui demeure toujours remarquable, chez Fabrice Luchini, et tranche sur le langage convenu et plat de la plupart de ses collègues en éclat médiatique et en lumière publique tient, précisément, à sa manière de mettre en évidence les ridicules d'un monde qui l'adore quand lui n'y entre que du bout de la pensée - ses délires médiatiques n'étant que la forme la plus achevée du mépris que lui inspirent les bureaucrates de l'information - et à sa capacité de leur opposer les fulgurances de grandes intelligences qu'il célèbre avec une touchante déférence.

En effet, quand il pourfend le téléscopage entre la médiocrité de la dérision à tout prix - et à n'importe quel prix et sur n'importe quoi - et l'emprise étouffante du "tout-culturel", entre l'insignifiant du quotidien médiatique et de ses piètres serviteurs et l'obligation de se composer, ce qui n'est pas contradictoire mais inévitablement complémentaire, une mine incurablement sérieuse de sauveur du monde ou de martyr continu, il nous fait avancer sur des chemins où, grâce à son talent et à son omniprésence, il est hors de question de lui imposer une quelconque marche arrière.

Quand, avec intuition, finesse, respect et reconnaissance, il porte aux nues, célèbre, honore notamment Céline, La Fontaine, Muray, Michel Simon, Bernard Blier, Louis Jouvet, Molière ou Debord, il ne se contente pas de manifester sa culture considérable mais vient offrir à ceux qui écoutent, dans l'espace médiatique et, en quelque sorte, contre la structuration perverse et superficielle de celui-ci, les infinis cadeaux prodigués par une culture vivante enrichie de liberté et de curiosité. Fabrice Luchini est un passeur, bien plus important que lui-même, et cette conscience, qu'il ne dément jamais malgré le plaisir qu'il prend à se camper en justicier insolent, lui donne cette aura, lui crée cet attachement, l'une et l'autre dépassant le champ strict du spectacle mais étant liés à la fascination que dans son genre ce maître du divertissement inspire.

J'ai déjà écrit plusieurs billets sur Fabrice Luchini parce qu'à peine croit-on en avoir fait le tour qu'il nous désarçonne, lui qui est toujours le même et toujours un autre.

Il y a toujours trop de Gerra qui a beaucoup de succès. Il n'y a jamais assez de Luchini qui vient habiter chez nous, en nous.


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