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La détention d'un handicapé paraplégique : la France condamnée par la CEDH

Paroles de juge - Parolesdejuges, 26/02/2015

 

Dans un arrêt du 19 février 2015 (texte intégral ici), la cour européenne des droits de l'homme (son site) a statué sur la situation d'un handicapé paraplégique détenu en exécution de peines (30 ans de prison pour crimes d'assassinat et de tentative d'assassinat) dans des prisons françaises.

Il est écrit dans la décision que :

"Le 18 mars 2006, lors de sa période d’incarcération à Nancy, le requérant fut victime, à la suite d’une tentative d’évasion, d’une chute de plusieurs mètres engendrant une fracture de la colonne vertébrale. Il passa plusieurs mois à l’hôpital de rééducation de Fresnes avant d’être transféré à la maison d’arrêt de Mulhouse où il a rencontré d’importantes difficultés (notamment à cause des escaliers qui l’empêchaient de se déplacer seul) et au centre pénitentiaire de Metz dans une cellule inadaptée à l’usage d’un fauteuil roulant. Par la suite, il fut à nouveau transféré à Fresnes du 5 novembre 2008 au 28 mai 2009. A compter de cette date, et jusqu’au 17 septembre 2014, il fut détenu au centre de détention d’Uzerche. Il fut transféré à cette date au centre pénitentiaire de Poitiers-Vivonne où il est actuellement détenu."

"Le 12 août 2010, le requérant forma auprès du juge de l’application des peines de Tulle une demande de suspension de peine pour raison médicale sur le fondement de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale (..). Il expliqua que, paraplégique et se déplaçant en fauteuil roulant, les conditions de sa détention, dans des locaux non prévus pour les fauteuils roulants, étaient inadaptées à son état de santé d’une part et qu’il ne pouvait bénéficier des soins dont il avait besoin, d’autre part. Il souligna que l’accès aux toilettes dans sa cellule était indigne, qu’il ne pouvait pas atteindre l’ensemble de l’établissement par ses propres moyens et que les soins médicaux et paramédicaux, en particulier de kinésithérapie, étaient insuffisants. Il précisa qu’il ne pouvait se rendre aux douches par ses propres moyens et que le centre pénitentiaire avait mis un détenu à sa disposition, payé cinquante euros par mois pour l’assister. Cet auxiliaire détenu a en charge le nettoyage de sa cellule et l’accompagne pour se doucher afin qu’il puisse accéder aux sanitaires."

Les médecins sollicités par le juge d'application des peines ont écrit dans leurs rapports de 2010 que :

"(Il) présente une paraplégie incomplète avec une incontinence urinaire efficace totale nécessitant des autos-sondages et le port de couches jour et nuit. (..) Actuellement, Monsieur (..) présente un état musculaire avec décontraction active au niveau des deux membres inférieurs pour lequel une kinésithérapie pluri hebdomadaire doit être pratiquée de façon régulière et longue. Dans ces conditions, Monsieur (..) présente un état de santé qui ne contre indique pas l’incarcération sous réserve expresse d’un établissement adapté à son handicap lui permettant de pratiquer de la kinésithérapie régulière et un accès adapté à une salle de sport. (..) Une prise en charge kinésithérapique serait justifiée au quotidien pour améliorer la motricité des membres inférieurs et la qualité des transferts, ce qui n’est pas possible au centre de détention d’Uzerche, dès lors qu’il n’y a pas d’intervenant kinésithérapeute. (..).  L’état de santé du condamné n’est pas, à mon sens, durablement incompatible avec le maintien en détention."

"Par un jugement du 3 février 2011, le tribunal de l’application des peines de Limoges rejeta la demande de suspension de peine. Il prit en compte les deux expertises médicales concordantes pour considérer que l’état de santé du requérant était durablement compatible avec son incarcération. En revanche, le tribunal observa que « le centre de détention d’Uzerche ne correspond manifestement pas aux critères requis pour un régime de détention du requérant, tant sur le plan des locaux que sur celui des soins para médicaux et ce malgré la mise en place non contestée par les responsables et les intervenants de ce centre pour faciliter au mieux des possibilités les conditions de vie du condamné ». Il fit alors valoir qu’il existait des établissements pénitentiaires adaptés à l’état de santé du requérant comme celui de Fresnes ou celui de Roanne (..)."  (..) "Par un arrêt du 3 mai 2011, la chambre de l’application des peines de la cour d’appel de Limoges confirma le jugement du 3 février." (..) "Par un arrêt du 31 août 2011, la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis."

 

S'agissant de la violation alléguée de l'article 3 de la convention européenne des droits de l'homme (Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants), la CEDH juge que :

"La Cour renvoie à sa jurisprudence constante selon laquelle le devoir de soigner la personne malade au cours de sa détention met à la charge de l’État les obligations particulières suivantes : veiller à ce que le détenu soit capable de purger sa peine, lui administrer les soins médicaux nécessaires et adapter, le cas échéant, les conditions générales de détention à la situation particulière de son état de santé. (..) Quant à la première obligation, dans un État de droit, la capacité à subir une détention est la condition pour que l’exécution de la peine puisse être poursuivie. Si l’on ne peut en déduire une obligation générale de remettre en liberté ou bien de transférer dans un hôpital civil un détenu, même si ce dernier souffre d’une maladie particulièrement difficile à soigner, la Cour ne saurait exclure que, dans des conditions particulièrement graves, on puisse se trouver en présence de situations où une bonne administration de la justice pénale exige que des mesures de nature humanitaire soient prises pour y parer. Partant, dans des cas exceptionnels où l’état de santé du détenu est absolument incompatible avec sa détention, l’article 3 peut exiger la libération de la personne concernée sous certaines conditions. (..) Concernant la deuxième obligation, le manque de soins médicaux appropriés peut en principe constituer un traitement contraire à l’article 3. La Cour exige, tout d’abord, l’existence d’un encadrement médical pertinent du malade et l’adéquation des soins médicaux prescrits à sa situation particulière. La diligence et la fréquence avec lesquelles les soins médicaux sont dispensés à l’intéressé sont deux éléments à prendre en compte pour mesurer la compatibilité de son traitement avec les exigences de l’article 3. (..) Pour ce qui est de la troisième obligation, la Cour exige que l’environnement carcéral soit adapté, si nécessaire, aux besoins spéciaux du détenu afin de lui permettre de purger sa peine dans des conditions qui ne portent pas atteinte à son intégrité morale."

"Ce n’est (..) pas la question de la capacité du requérant à purger sa peine que pose la présente affaire mais celle de la qualité des soins dispensés, et notamment celle de savoir si les autorités nationales ont fait ce qu’on pouvait raisonnablement exiger d’elles pour lui prodiguer la rééducation dont il avait besoin et lui offrir une chance de voir son état s’améliorer."

"Quant aux soins de kinésithérapie prescrits par l’ensemble des médecins ayant examiné le requérant, la Cour observe qu’ils ont tous préconisé une rééducation journalière et un accès à une salle de sport. Or, le requérant n’a pu bénéficier d’aucun soin paramédical de ce type jusqu’en septembre 2012, soit pendant plus de trois ans à compter de son incarcération au centre de détention d’Uzerche, faute de personnel qualifié au sein de l’établissement. En outre, l’accès à la salle de sport lui était malaisé, celle-ci étant inaccessible en fauteuil (..). La Cour rappelle que la demande de suspension de peine a été rejetée sous réserve de la délivrance de soins de kinésithérapie appropriés à l’état de santé du requérant, et qu’il a été précisé à ce moment‑là par les juridictions nationales que ces soins ne pouvaient être prodigués au centre de détention d’Uzerche, mais dans d’autres établissements pénitentiaires. (..) Il ressort des informations données par le Gouvernement que la directrice interrégionale de l’administration pénitentiaire a alerté à plusieurs reprises les autorités de santé compétentes pour qu’elles mettent fin à la carence des soins de kinésithérapie au sein de ce centre (..), mais force est de constater que cet appel est resté sans réponse pendant plus de trois ans. La Cour observe que si la responsabilité d’assurer la présence d’un kinésithérapeute au sein de cette prison relève d’une administration différente de l’administration pénitentiaire, cela ne peut justifier un tel délai d’inertie et n’exonère en tout état de cause pas l’État de ses obligations à l’égard du requérant. Par ailleurs, la Cour observe que le Gouvernement n’a pas démontré qu’une solution ait été recherchée pour que le requérant puisse être transféré dans une autre prison ou en milieu spécialisé. (..) il ne ressort pas du dossier qu’une mesure spécifique quelconque ait été prise pendant tout ce laps de temps ou qu’une solution ait été cherchée pour que le requérant puisse bénéficier de séances de kinésithérapie adaptées à son état, malgré les recommandations répétées des médecins de l’UCSA de le prendre en charge dans un environnement spécialisé."

La CEDH conclut son raisonnement en ces termes :

"la Cour est d’avis que le maintien en détention du requérant n’est pas incompatible en soi avec l’article 3 de la Convention mais que les autorités nationales ne lui ont pas assuré une prise en charge propre à lui épargner des traitements contraires à cette disposition. Compte tenu de son grave handicap, et du fait qu’il souffre d’incontinence urinaire et anale, la période de détention qu’il a vécue sans pouvoir bénéficier d’aucun traitement de rééducation, et dans un établissement où il ne peut prendre des douches que grâce à l’aide d’un codétenu, sont des circonstances qui l’ont soumis à une épreuve d’une intensité qui a dépassé le niveau inévitable de souffrances inhérentes à une privation de liberté. Ces circonstances constituent un traitement dégradant prohibé par l’article 3 de la Convention et emportent violation de cette disposition. L’absence d’éléments laissant penser que les autorités aient agi dans le but d’humilier ou de rabaisser le requérant ne change en rien ce constat."

 

 

 

 


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