Actions sur le document

La littérature, la vie et Fabrice Luchini

Justice au singulier - philippe.bilger, 14/09/2014

Comme elle est scandaleuse, tous comptes faits, cette vie qui s'autorise à prendre des libertés avec la littérature ! Comme est touchant ce messager écartelé entre l'une et l'autre ! Et qui alerte la première sur les dangers de la seconde et la seconde sur le caractère prosaïque de la première !

Lire l'article...

Avant mon parti pris sur Europe 1, j'ai appris, par le blog de Jean-Marc Morandini, que Fabrice Luchini ne participerait plus à l'émission C à vous, à la suite d'un montage qui ne l'aurait montré que dans ses moments outranciers.

Dans la foulée, j'ai vu le film Gemma Bovery qui est à la hauteur de la réputation que les critiques lui ont faite et des couronnes que Fabrice Luchini, ces derniers jours, enthousiasmé par le sujet et sa partenaire anglaise, lui a tressées.

De fait, il s'agit d'un film subtil et profond.

Tirée d'un roman, son histoire ne se contente pas des variations banales qu'en général on développe sur les rapports de la littérature et de la vie - thème usuel au demeurant passionnant.

C'est d'abord un exercice dans lequel le grand roman de Gustave Flaubert "Madame Bovary" tient en quelque sorte le premier rôle puisqu'il scande quasiment jusqu'à l'issue finale le rythme du destin.

Ensuite, dans cette jolie petite ville toute de tranquillité et d'ennui, nous sont dévoilés les combats intérieurs, les émois et les élans intimes. Sous la placidité apparente, l'effervescence. Le feu n'est pas qu'à l'extérieur.

Tout cela, enfin, serait déjà suffisant pour constituer cette oeuvre comme estimable voire remarquable, si entre la littérature et l'existence, entre l'immensité romanesque, la beauté des mots, la force des songes d'un côté et de l'autre une quotidienneté avec ses habitudes, ses métiers et ses douceurs un peu rances, on n'avait pas glissé un boulanger cultivé et voyeur, tendu mais retenu, au bord de succomber mais se gardant bien d'accomplir l'irréversible pour demeurer penché, comme un veilleur, sur une destinée de jeune femme anglaise qui lui était devenue chère.

Fabrice Luchini joue ce boulanger et à la perfection il incarne le désir, la mélancolie, l'étonnement, l'aigreur voilée avec politesse, l'espérance et le dépit. La culpabilité puis la stupéfaction quand le destin paraît lui offrir à nouveau un hasard miraculeux : la vie comme un roman russe, celui d'Anna Karénine.

Ce boulanger singulier qui pétrit sa pâte comme le corps d'une femme s'acharne à la fois à faire ressembler le réel à la littérature mais à l'en détourner autant qu'il peut.

L'esthétisme et le culte de l'art flaubertien l'inciteraient à rêver de la fin tragique du roman dans le cours ordinaire des jours mais il y a l'angoisse et la mauvaise conscience de l'être en retrait, en observation, en suspens délicat et fragile qui le pousseraient à refuser la fatalité d'une conclusion épouvantablement copiée sur la fiction. Cette oscillation entre la tentation impérieuse du songe et l'obsession de sauvegarder cette grâce humaine si concrète, si proche de lui donne un charme infini aux péripéties intimes du personnage joué par Luchini.

Je ne révélerai bien sûr pas la chute du film que, pour ma part, je trouve presque trop bien agencée, comme une conclusion de roman policier où tiroir après tiroir le spectateur est manipulé et, enfin, éclairé.

Comme elle est scandaleuse, tous comptes faits, cette vie qui s'autorise à prendre des libertés avec la littérature ! Comme est touchant ce messager écartelé entre l'une et l'autre !

Et qui alerte la première sur les dangers de la seconde et la seconde sur le caractère prosaïque de la première !


Retrouvez l'article original ici...

Vous pouvez aussi voir...