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Le procès exemplaire de l’Ecole en bateau

Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 23/03/2013

Un voilier naviguant sur les mers, l'aventure et l'utopie, l'école autrement, des "élèves" dorés et nus sur le pont, tout cela est venu s'échouer entre les quatre murs clos de la cour d'assises de Paris. Pour le fondateur de l'Ecole … Continuer la lecture

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Un voilier naviguant sur les mers, l'aventure et l'utopie, l'école autrement, des "élèves" dorés et nus sur le pont, tout cela est venu s'échouer entre les quatre murs clos de la cour d'assises de Paris. Pour le fondateur de l'Ecole en bateau, Léonide Kameneff, 76 ans, condamné à douze ans de réclusion criminelle, il n'y a plus de rêve mais, selon la motivation de l'arrêt rendu vendredi 22 mars,  la brutale réalité de "viols et d'agressions sexuelles commis sur de très jeunes garçons pendant plus de vingt ans", plus de liberté mais "un conditionnement quasi sectaire à l'égard d'enfants particulièrement vulnérables", plus d'idéal pédagogique mais "une emprise psychologique pour assouvir des pulsions sexuelles". Et il n'y a pas même la circonstance d'une "époque prétendument permissive" - celle des années qui ont suivi mai 68 - mais "une sexualité déviante et profondément traumatisante pour les victimes". 

Deux autres accusés, Bernard Poggi, 60 ans - qui avait lui-même été abusé, enfant, par Léonide Kameneff - et Jean-François Tisseyre, 58 ans, aujourd'hui atteint d'une grave infirmité, ont été reconnus coupables et condamnés respectivement à 6 ans ferme et 5 ans avec sursis. Le quatrième accusé, mineur au moment des faits, a été acquitté.

De l'Ecole en bateau, il reste aujourd'hui trois semaines d'un procès exemplaire. Car il aura fallu ces quatre murs, cette confrontation incessante entre les accusés et la dizaine de parties civiles -  des adultes aujourd'hui âgés de 33 à 46 ans - pour que s'exprime ce qui avait été si longtemps enfoui. La parole des enfants d'hier, qui portaient leur honte et se taisaient devant les illusions et la certitude d'avoir bien fait de leurs parents. Celle de ces parents, rongés de colère et de culpabilité. Mais aussi celle des accusés. Violente et douloureuse pour Bernard Poggi, aujourd'hui père de trois enfants, reconnaissant à la barre qu'il avait bien été "ce pédophile, ce prédateur, ce salopard", mais déposant aussi devant la cour et les jurés le secret qui l'unissait au fondateur de l'Ecole en bateau, qui l'avait initié à la sexualité lors d'un voyage en mer quand il avait douze ans. La parole fut plus lente et plus complexe pour Léonide Kameneff, défendant au premier jour du procès le monde idéal de "suppression des barrières entre majeurs et mineurs" qu'il avait voulu créer, reconnaissant au mieux des "partages de caresse et de tendresse", et craquant à la barre, dix jours plus tard, après l'ultime témoignage d'un ancien pensionnaire, pour admettre des agressions sexuelles et un viol.

Ce procès a fait acquitter son principal accusé, le temps. Ce "temps perdu, gaspillé" par de longues années d'inertie judiciaire qui, comme l'a reconnu l'avocat général Bruno Sturlese, a "eu un effet de tamisage évident" du dossier d'accusation, écartant des poursuites certains adultes proches de l'Ecole en bateau et faisant tomber le couperet de la prescription sur les accusations portées par une trentaine d'anciens pensionnaires venus déposer à la barre comme simples témoins. Ce temps qui devait fausser le jugement et empêcher de comprendre une époque dont Léonide Kameneff, lecteur de Roland Barthes et de Michel Foucault, était le fruit. "A ceux qui disent: ne vous trompez pas d'époque, je réponds, ne vous trompez pas de procès!" avait lancé l'avocat général, en poursuivant à l'adresse de la cour et des jurés: "Vous ne jugez pas les écoles alternatives, vous jugez une question bien plus fondamentale, qui est celle des actes sexuels commis par des adultes sur des enfants".

Ce risque a été balayé par la puissance de l'audience d'assises, où chacun a tenu son rôle. Un président, Olivier Leurent, conduisant les débats avec un tact infini et sachant faire bouger les lignes, saisir le moment de l'aveu que des années d'instruction n'avait pas obtenu. Un avocat général qui observe, évite les mots inutilement blessants, se nourrit de l'audience et lui ajuste son réquisitoire. Ses réquisitions de peine, soigneusement hiérarchisées, ont d'ailleurs été plus modérées que celles prononcées par la cour. Un avocat de la partie civile, Me Eric Morain, portant sans jamais déraper la parole des anciens élèves de l'Ecole en bateau. Un avocat de la défense, Me Yann Choucq guidant Léonide Kameneff vers une reconnaissance de culpabilité à laquelle il s'était si longtemps refusé et n'hésitant pas à aller au-delà de ce que son client reconnaissait. "J'ai une certitude, c'est que  quelque part dans cette histoire, il y avait de l'amour, aussi énorme que ce mot puisse paraître dans cette salle d'audience, a dit Me Choucq dans sa plaidoirie. Mais cela ne justifie rien. Car si je conçois que vous avez aimé ces enfants, Léonide Kameneff, je dois vous dire que vous les avez trop aimés, et mal aimés. Parce que vous avez confondu deux choses: la sensualité de l'enfant et la sexualité de l'adulte. Le rêve est aujourd'hui brisé et vous en portez la responsabilité".   

Et puis il y a eu ces adultes venant dire tour à tour à la barre l'enfant qu'ils avaient été. Ces garçons ou cette fille âgés de 10 à 15 ans réveillés la nuit dans leur couchette par les caresses d'un adulte. Ces gestes subis et rendus "dans le noir et le silence". Ces phrases qu'on leur murmurait: "Si je te fais du bien, c'est que je ne te fais pas de mal". La crainte de décevoir "Léo", leur héros, en se refusant à lui et celle d'être débarqués du bateau, s'ils ne se montraient pas assez dociles ou compréhensifs. Ces retours trop rares dans leur famille et cette image, terrible, des "retrouvailles à Orly" que Me Morain avait demandé à la cour et aux jurés d'emporter dans leur délibéré.  "L'enfant est là, au bout de l'escalator. Il est l'enfant prodigue. Ses parents, qu'il n'a pas vus depuis dix mois, l'attendent en bas. Ils sont fiers. Et la mère dit: "Alors, c'était bien?" Mais que voulez-vous qu'il dise l'enfant? Qu'on lui a mis un sexe d'homme dans sa bouche de gamin de 10 ans? Comment pourrait-il décevoir le bonheur et l'espoir de ses parents? Alors il parle des coquillages, du soleil, de la mer et du vent". 

 

 


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