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Liberté humaine, impuissance d'Etat

Justice au singulier - philippe.bilger, 14/09/2012

Tout fout le camp, dit-on, parfois, pour se moquer de son propre pessimisme. Mais si c'était vrai ? Si la politique n'était que le moyen de faire semblant d'agir ?

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L'indignation est un sentiment qui ne s'use pas. Il est à notre disposition comme un vivier au sein duquel on peut puiser à foison. Il ne répare rien mais permet un défoulement.

Des magistrats sont frappés, des enseignants roués de coups. Des fonctionnaires de police trop souvent présumés coupables. Une politique pénale dont l'axe fondamental, avec une mansuétude doctrinaire, est de réduire coûte que coûte la population carcérale. Un délitement profond, progressif, fatal de nos institutions, de nos services publics, une dégradation du savoir-vivre collectif, de l'urbanité au jour le jour - pas seulement dans le métro ! -, un pays qui clairement décline et, pour se consoler, constitue ces dérives inéluctables comme une adaptation intelligente aux réalités.

On s'indigne, c'est sûr, mais on n'est pas dupe : on fait semblant, dans les multiples débats médiatiques, d'analyser et de proposer, d'expliquer et d'espérer. Derrière cette apparence, qui croit encore que cette accumulation de démolitions à la fois sociales, familiales, scolaires, judiciaires, civiques et morales, entassées les unes sur les autres et aggravées au fil du temps, des gouvernements, des présidences, des démissions et des lâchetés, pourra être défaite, dissoute ? Au fond de nous, le tocsin lucide et vigilant ne cesse pas de résonner, il nous signifie à chaque seconde que le pire n'est pas encore sur nos destinées et notre nation puisqu'il sera pire demain. L'impuissance d'Etat est une plaie bien plus mortelle que la raison d'Etat qui manifeste au moins que celui-ci existe.

L'indignation est l'unique remède qui nous reste. La mère qui à la télévision vient justifier les gifles qu'elle a portées, presque avec fierté, à un professeur (France 2). Les présentateurs, journalistes, personnalités exhibant leurs fautes de français comme des trophées. Les massacres causés par des meurtriers ayant perverti l'islam mais qu'on n'est pas loin d'imputer à la haine de l'islamisme, ce qui est confondre les tueries avec les mobiles (jdd.fr, nouvelobs.com). Des cités devenues des zones de non droit à cause de minorités imposant leur loi à une majorité d'honnêtes gens. Des justiciables, faute de mots, choisissant de parler avec leur corps et leurs coups. La détestation frénétique inspirée par un Richard Millet mais l'acceptation honteuse et tangible de mille scandales glissés malicieusement dans notre quotidien, dans notre communauté. Le clientélisme culturel, les idolâtries stipendiées, les tristes compromissions d'un monde se contentant de la nostalgie des valeurs et des principes. La pensée et le langage réduits au plus incolore, inodore. Mais châtiés quand ils s'évadent. On respire sur un volcan à petit feu.

On s'indigne mais parfois la liberté humaine nous fait payer un prix trop lourd et la faiblesse de l'Etat une rançon trop insupportable.

Alors on s'offre "une première". Une psychiatre à Marseille va être renvoyée devant le tribunal correctionnel pour homicide involontaire parce qu'elle aurait commis "des fautes graves et caractérisées" dans le suivi d'un patient schizophrène auteur d'un assassinat en 2004 (Le Parisien). Dans l'arbitrage à opérer entre les incuries reprochées et les terrifiantes conséquences d'une liberté très fortement dégradée, où s'arrêtera le curseur ?

J'éprouve comme un malaise devant cette société qui prend l'eau de toutes parts - tout catastrophisme n'est pas une absurdité, une facilité de l'aigreur - et tente de colmater les brèches avec des incriminations ponctuelles, ici ou là, de responsables peut-être coupables. Parce qu'il est trop dur, impossible même de redresser la barre, de mobiliser l'équipage, de fixer un cap et d'inculquer par l'exemple une certaine manière d'être ensemble. Et de la faire respecter avec autorité et conviction.

Tout fout le camp, dit-on, parfois, pour se moquer de son propre pessimisme. Mais si c'était vrai ? Si la politique n'était que le moyen de faire semblant d'agir ?


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