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Fiction ou miction littéraire ?

Justice au Singulier - philippe.bilger, 19/08/2018

Je ne vais pas reprendre l'alternative de mon titre mais choisir l'espérance. Il n'y a aucune raison pour que la littérature ne soit pas belle sans être ennuyeuse, ne soit pas porteuse d'universel sans être séparée de la pâte de l'humain, des choses et des êtres.

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Je me suis fait un petit plaisir facile avec le titre mais il faut entendre le terme miction non pas dans son sens propre mais plus généralement comme l'expression d'une déjection personnelle, d'une représentation ostensible, vulgaire et impudique de soi. Par opposition à la fiction, à l'invention romanesque, à la gratuité illimitée de l'imagination et donc à l'oubli de soi.

Ce contraste ne m'est pas venu de rien. Outre qu'il peut relever de discussions quotidiennes pour les passionnés de littérature, il m'est apparu essentiel à la suite des échanges que j'ai pu avoir récemment avec le grand critique et analyste littéraire André Clavel - qui contribue notamment à America - dont la modestie est à la hauteur de l'immense culture dont il nourrit l'autre sans jamais l'accabler.

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Nous nous étions engagés dans un questionnement qui nous avait semblé évident. Pourquoi aujourd'hui la fiction est-elle en chute libre au point qu'on peut compter sur les doigts d'une main - sans discriminer entre eux - les auteurs français capables encore de faire surgir un univers sans rapport apparent avec eux.

Pourtant aucune fatalité ne paraissait peser sur l'intelligence et le talent contemporains pour qu'ils abandonnent ce qui avait constitué la richesse de notre histoire littéraire et la veine formidablement romanesque de nos écrivains emblématiques. Dont le dénominateur commun était d'abord de ne pas se prendre pour sujet exclusif.

André Clavel voyait la cause de la dégradation actuelle - au fond, seul Michel Houellebecq ne serait-il pas à sauver ? - dans le fait que le réel était devenu la matière unique des oeuvres et que cette prédominance avait naturellement coupé court à toute fantaisie et débridement de l'esprit et des songes.

Pourtant, y a-t-il un grand écrivain qui ne soit pas parti de la réalité pour l'enrichir des variations de sa puissance créatrice ? Pour tous ceux qu'on pourrait nommer et qui malgré la subjectivité des goûts susciteraient un consensus, le réel, s'il était évidemment nécessaire comme terreau et ressort fondamental, n'enfermait pas mais au contraire libérait. Il ouvrait un immense espace pour le génie propre de l'auteur qui imposerait à la matière brute de la réalité les infinies métamorphoses que l'art sécrète sauf à être réduit à un pauvre décalque. Ce qu'on aime alors par-dessus tout est précisément le sentiment d'une familiarité mais en même temps d'un magnifique éloignement.

Si Marcel Proust ou Tolstoï sont incomparables, cela tient d'abord à cette magie constituant le réel qu'ils prennent en charge pour une incitation à le débarrasser de ses scories pour nous le présenter dans une nudité riche d'universalité. Leur "je", de surcroît, s'efface au profit de la pluralité des personnages et ils se multiplient au travers d'eux.

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Peut-être convient-il de cibler un autre manque qui de nos jours affecte ce que l'exploitation honnête du réel pourrait engendrer ? Il s'agit moins dorénavant du réel que de leur réel, moins de la réalité objective et constatable par tous, même si le livre la dénature, que de leur seule réalité personnelle qu'ils ne parviennent plus par ailleurs à transcender parce qu'ils sont prisonniers d'elle et qu'elle impose sa loi à l'écrivain heureux de n'avoir plus le moindre effort d'imagination à faire.

Il y a peut-être là la clé de tout. Comme on peut remarquer un délitement intellectuel dans l'oralité, l'écriture pâtit, elle, d'un tarissement de l'invention. La source n'existe plus qui permettait un jaillissement continu de la fiction bienvenue parce qu'elle était justement de la fiction. Du vrai recréé et sublimé. L'enchantement de récits plongeant dans un monde qui n'était pas le nôtre mais qui à chaque page aurait pu l'être si l'auteur n'y avait pas mis bon ordre en préférant à soi le champ infini de son aptitude imaginative.

Un très grand livre, je le concède, est un miracle. Hier comme aujourd'hui. Parfois le style est ostensiblement présent, se regarde écrire, trop soucieux de briller et l'histoire, la matérialité du récit sont écrasées. Ou bien le contraire. Elles dominent et leur surabondance crée presque une indigestion narrative parce que le langage et le talent ne les rationnent pas.

Je ne vais pas reprendre l'alternative de mon titre mais choisir l'espérance. Il n'y a aucune raison pour que la littérature ne soit pas belle sans être ennuyeuse, ne soit pas porteuse d'universel sans être séparée de la pâte de l'humain, des choses et des êtres.


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