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Pour le librement correct !

Justice au Singulier - philippe.bilger, 27/01/2019

La correction n'est donc pas à mon sens dans l'adhésion à un point de vue qui serait quant à son fond plus acceptable que l'autre mais dans la manière dont chacun saurait faire valoir sa thèse plutôt que l'autre en étant assuré que politiquement, médiatiquement, la contradiction serait également représentée.

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Il y a des expressions dont on finit par se lasser parce qu'on les entend trop et qu'on ne les questionne plus. Ainsi celle du "politiquement correct" au sujet duquel partisans et adversaires s'excommunient.

Ce débat à la fois intellectuel et de grande portée démocratique m'a toujours semblé surréaliste parce qu'il laisse entendre qu'il y aurait forcément des choix à faire, des sélections à opérer et des exclusions à décréter. Cette intolérance de part et d'autre me paraît totalitaire et oublie qu'il y a beaucoup de place pour la parole et l'écrit dans la maison républicaine.

Aussi, quand je parcours la joute entre Laure Murat et Isabelle Barbéris, la première favorable au politiquement correct : "Une question de bon sens et de savoir-vivre", la seconde y étant hostile : "Une programmation de la pensée", je reste sur ma faim (L'Obs). Je ne vois pas au nom de quoi on voudrait interdire, dans l'espace de la pensée et de son expression, l'une ou l'autre de ces convictions même si personnellement j'ai le droit de me sentir plus proche de celle d'Isabelle Barbéris. Mais ce n'est que mon choix sans que j'éprouve le besoin de récuser comme maudite la vision de Laure Murat.

La correction n'est donc pas à mon sens dans l'adhésion à un point de vue qui serait quant à son fond plus acceptable que l'autre mais dans la manière dont chacun saurait faire valoir sa thèse plutôt que l'autre en étant assuré que politiquement, médiatiquement, la contradiction serait également représentée.

D'ailleurs, quitte à parler de correction, il y a plusieurs champs de la réflexion qui pourraient être abrités sous ce pavillon de la bienséance : il y a le socialement correct, le judiciairement correct, le culturellement correct ou l'artistiquement correct. Je conçois ce que je pourrais placer sous ces étiquettes. Plutôt du convenu, du majoritaire, du progressiste. Mais ce n'est que mon avis et je ne dénie pas à ces opinions le droit d'exister pas plus que je ne leur donne la moindre latitude pour exiler celles qui leur sont antagonistes.

La matinale de France Inter souvent me hérisse mais je récuse cette guerre civile qui prétendrait nous faire du bien en nous privant de sa substance ou nous convertir en nous en accablant.

Le pour ou contre le politiquement correct n'a donc aucun sens puisque l'alternative n'a pas à supprimer l'une de ses branches. Je me souviens d'Emmanuel Carrère qui dans un propos intelligent et polémique avait pourfendu le politiquement incorrect en se ralliant à tout ce que celui-ci dénonçait. Personne n'était contraint de le suivre et nul n'avait à le blâmer à partir du moment où l'autre camp avait toute liberté pour s'exprimer et éventuellement le contredire.

C'est le librement correct qui doit être notre obsession. Qu'il n'y ait rien dans l'espace intellectuel, politique, médiatique ou culturel qui ne trouve sa réplique, sa riposte, sa contradiction. Que le champ qui est ouvert aux esprits dans tous les registres soit infini, un immense vivier où chacun pourra avoir l'opportunité de puiser ce qui le tente, une approche dite correcte ou qualifiée d'incorrecte de la multitude des questions et des préoccupations qui agitent notre société et nous-mêmes avec elle.

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Mais alors dans le librement correct, que signifie exactement correct ? On a le droit de tout dire, aucun pan du réel ne doit être inaccessible à notre vision, à notre conscience de citoyen mais à condition que dans l'expression écrite ou orale, on ne tombe jamais dans l'infraction. C'est la seule limite, l'unique entrave légitime. Je rejoins totalement sur ce plan la philosophie médiatique de Frédéric Taddéï qui s'en est toujours tenu à une liberté totale sur les plateaux qu'il animait sauf en cas de transgression légale. De sorte qu'il n'a jamais été obligé d'intervenir pour mettre fin, à cause de cette dérive, à un débat.

Qu'on ne me dise pas qu'il est malaisé, voire impossible pour chacun de s'examiner en prenant garde à ce qu'il pense, écrit ou profère.

Quand, par exemple, un journaliste vous traite à deux reprises de "salopard", il n'ignore pas qu'il n'est plus dans le cadre de la liberté "correcte" mais dans celui de la transgression pénale : il s'agit d'une insulte. Je pourrais multiplier les exemples : il n'y a aucune fatalité pour que le commun de ceux qui participent à la vie politique, sociale, judiciaire, culturelle ou médiatique soit inapte pour s'arrêter juste avant le mot intolérable, le propos illégal, l'écrit illicite. Il ne s'agit pas d'un processus complexe, d'une élaboration qui exigerait des qualités exceptionnelles. Mais seulement de savoir se maîtriser dans sa forme. Aussi riche et inventive que possible mais jamais jusqu'à la transgression à sanctionner.

J'entends bien que cette conception du librement correct impose de pouvoir compter sur un langage, un vocabulaire suffisamment nourri et denses pour ne pas, par pauvreté, risquer de vous conduire en un trait de temps au pire. J'admets que cette objection est sérieuse mais elle ne saurait constituer un deux poids deux mesures qui épargnerait systématiquement les médiocres du verbe.

Considérer qu'il n'y a pas de fond qui soit à ce point correct que sa contradiction serait indécente, est la base de la liberté d'expression. Pour sauvegarder ce beau principe démocratique, il faut veiller à ce que la forme soit correcte. Elle a le droit de s'aventurer, de se dilater jusqu'au délit qui se doit d'être le butoir. En aval.

La judiciarisation de la pensée qui en découlerait serait sans lien avec celle qui prétendrait l'étouffer dans l'oeuf. Et en amont.

Cette distinction assurerait sa sauvegarde, aussi loin qu'elle veuille aller ou même s'égarer.


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