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Le vol noir des corbeaux sur nos exceptions

:: S.I.Lex :: - calimaq, 1/04/2012

La Hadopi a lancé en octobre 2011 un chantier piloté par Jacques Toubon, membre du collège de la Haute Autorité, sur l’exercice effectif des exceptions au droit d’auteur. Ces exceptions constituent des mécanismes essentiels d’équilibre du droit d’auteur en permettant … Lire la suite

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La Hadopi a lancé en octobre 2011 un chantier piloté par Jacques Toubon, membre du collège de la Haute Autorité, sur l’exercice effectif des exceptions au droit d’auteur. Ces exceptions constituent des mécanismes essentiels d’équilibre du droit d’auteur en permettant aux particuliers (courtes citations, copie privée, représentation dans le cadre du cercle de famille, etc), mais aussi à certaines institutions comme les bibliothèques, d’effectuer des usages protégés, malgré le monopole dont bénéficient les titulaires de droit. La Hadopi s’est lancée dans une démarche de consultation, par le biais d’un questionnaire qui liste les exceptions existant en droit français et pose une série de questions pour cerner les usages et attentes les concernant.

Jusque là fort bien…

Sauf que l’expert juridique Hadopi qui suit ce chantier, Christophe Alleaume (c_alleaume sur Twitter), agrégé de droit privé et professeur à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Caen, s’est fendu cette semaine de plusieurs propos, concernant l’exception conservation bénéficiant aux services d’archives , de bibliothèques et de musées, qui en disent long sur l’esprit dans lequel cette problématique est abordée.

Cette charge s’inscrit dans un climat général de défiance vis-à-vis des exceptions en France, qui soulèvent de vives inquiétudes concernant l’évolution du droit d’auteur et son équilibre.

Et appelle réaction !

Ami bibliothécaire, entends-tu le vol noir des corbeaux sur tes exceptions ? (Crow. Par Smabs Sputzer. CC-BY-. Source : Flickr)

Alleaume hééééééneaurme (comme dirait Flaubert) !

C’est @BlankTextField qui a levé le lièvre cette semaine et relate le début de l’affaire sur son TumblR.

Le 20 mars 2012, à l’occasion d’une table ronde réunie par la commission des affaires culturelles du Sénat (Comment concilier liberté de l’Internet et rémunération des créateurs ?) où il était chargé de présenter le cadre juridique français, Christophe Alleaume, professeur de droit, mentionnait l’exception conservation, sans la nommer, dans les termes suivants :

 “L’exception en faveur des bibliothèques, musées et autres archives, qui peuvent dupliquer les oeuvres pour maintenir un certain nombre de copies et permettre à leurs usagers d’accéder plus facilement aux oeuvres sans renouveler leur stock, ce qui n’était pas une bonne nouvelle pour les libraires et les éditeurs”.

Cette attaque s’inscrivait dans un propos plus large de Christophe Alleaume, par lequel il dénonçait la multiplication des exceptions au droit d’auteur, qui “n’ont pas été compensées pour les auteurs“. 

 

Un volatile qui correspond peut-être mieux encore que le corbeau aux propos du sieur Alleaume sur l’exception conservation. Gonflé !

Il est vrai que l’exception conservation, introduite lors du vote de la loi DADVSI au bénéfice des services d’archives, de bibliothèques et de musées, permet en effet à ces institutions de reproduire et de diffuser des œuvres dont les supports sont en voie de dégradation, en vue de préserver les originaux pour communiquer à la place les versions numérisées. Pour faire ces reproductions, elles n’ont ni besoin de demander une autorisation aux titulaires de droits, ni de rémunération à verser. Elles sont toutefois limitées au niveau de leur diffusion, car les reproductions ne peuvent être communiquées que sur place à partir de postes dédiés, et non à distance, via un extranet ou sur Internet.

Réagissant à ces premiers propos de Christophe Alleaume, le site Actualitté a publié mardi 27 mars un article intitulé “Alleaume assimile l’exception conservation à une perte financière“, qui critiquait ce point de vue comme outrancier. Le sieur Alleaume n’ayant visiblement pas apprécié cette mise en perspective, il demanda à faire jouer son droit de réponse pour publier sur Actualitté une mise au point le vendredi 30 : “Droit de réponse : Sans livres, que prêteraient les bibliothèques ?“.

Et c’est là que les choses deviennent à proprement parler hééééneaurmes !

Christophe Alleaume revient en premier lieu sur le fait que cette exception n’ouvre pas droit à compensation financière pour les auteurs :

[...] l’exception de conservation autorise les reproductions publiques (papier ou numériques) sans aucune compensation pour les titulaires de droits. Alors que la copie privée est compensée, la copie publique ne l’est pas ici ! Les auteurs ou leurs ayants droit n’étant pas compensés/indemnisés, est-il interdit de soutenir que ce sont eux qui financent l’exception ?

En outre, en ne fixant pas le nombre maximum de copies autorisées, le texte laisse au pouvoir des bénéficiaires de l’exception le soin de décider de l’étendue de cette exception… [...] le texte permet parfaitement aux établissements visés de reproduire tout ou partie de leur collection y compris pour des ouvrages qui sont encore dans le commerce.

Et de terminer comme il se doit par un couplet apocalyptique sur la fin de la création :

Sans auteurs, sans livres, que prêteraient les bibliothèques ? Regretter l’absence de compensation d’une exception qui profite aux bibliothèques c’est prendre position pour les auteurs. Ce n’est pas prendre position contre les prêteurs.

Vous avez donc bien lu comme moi. A cause de l’exception conservation ouverte au profit des bibliothèques, les auteurs et la création tout entière seraient gravement menacés en France, au point que l’on peut s’attendre à une disparition du livre si l’on ne met pas rapidement en place une rémunération pour compenser ces reproductions !

Et le pire, c’est que le sieur Alleaume n’est visiblement pas le seul juriste distingué à trembler à cause de l’exception conservation, puisqu’il cite au soutien de ses propos une analyse de Pierre-Yves Gautier encore plus alarmiste :

Les bibliothèques et les musées sont en droit de reproduire les œuvres sur papier et par voie de numérisation, afin de faciliter leur conservation et leur « consultation sur place ». Entendu pour la conservation, encore qu’il ne soit pas interdit de racheter des supports matériels. En revanche, on ne voit pas pourquoi l’exception devrait aider à poursuivre la consultation sur place, acte de communication publique et de prêt intra-muros – sauf à ce que le droit de prêt soit dûment exercé à ce titre, lequel ne se trouve cependant pas réservé par le texte (…) Le texte est également muet sur le nombre d’exemplaires qui peuvent être reproduits (…) Bref, exception vague et assez dangereuse pour les titulaires de droits.

Hééééénaurme, vous dis-je !

Pierre-Yves Gautier souhaiterait que l’exception conservation permette uniquement de faire des reproductions et pas de communiquer les versions numériques sur place à nos usagers ! La belle affaire ! On pourrait alors sauver des ouvrages menacés de dégradation en les numérisant, mais à condition de cacher soigneusement ensuite les reproductions sur des serveurs. On croit rêver ! Je relève également cette fascinante notion inédite de “prêt intra-muros” qui impliquerait, si l’on pousse la logique sous-jacente jusqu’au bout, que les bibliothèques payent chaque fois qu’un lecteur va prendre un livre sur une étagère ! Notons au passage que parler de “prêt intra-muros” n’a juridiquement pas de sens, car la directive européenne de 1992 indique explicitement que le droit de prêt ne concerne pas la consultation sur place.

Mais la rigueur juridique ne semble de toutes façons pas la préoccupation principale de ces pourfendeurs de l’exception conservation. Christophe Alleaume dans son droit de réponse sur Actualitté se fend par exemple de cette phrase, qui vaudrait sans doute une bien mauvaise note à un étudiant en droit : “L’idéal serait quand même que la Loi fixe elle-même les limites aux monopoles qu’elle crée”. Comment peut-on parler de monopole à propos d’une exception au droit d’auteur ? Juridiquement, c’est exactement le monde à l’envers ! Zéro pointé, M. Alleaume, l’agrégé !

Tout cela pourrait être amusant, si ces propos ne visaient pas à travestir la réalité et à véhiculer une idéologie plus que douteuse.

L’exception conservation, fantasmes des juristes et réalité des bibliothèques

Dans les sous-sols des bibliothèques de France, c'est bien connu, des armées de bibliothécaires en train de scanner des livres protégés sur du matériel high-tech... (Interlock MCLS Digitization Tour. Par bert_m_b. CC-BY-NC. Source : Flickr)

Les propos de Christophe Alleaume sous-entendent que les bibliothèques pourraient utiliser l’exception conservation de manière dévoyée pour refaire leurs stocks  sans racheter de livres, voire même en reproduisant “tout ou partie de leurs collections“, le “tout” impliquant une réplication totale de l’ensemble des ouvrages d’un établissement (!). On peut comprendre sur la base de tels préjugés que ces éminents professeurs puissent nourrir quelques craintes concernant l’avenir de la création…

Sauf que ces propos sont sans lien avec la réalité de l’emploi de cette exception en bibliothèque. Ils méconnaissent d’abord un paramètre fondamental que tous les professionnels confirmeront : la numérisation est une opération complexe, qui coûte cher, aussi bien en termes de prestations que d’infrastructures, surtout lorsqu’on la pratique dans le but de préserver des documents sur le long terme.

Pour ces raisons, eu égard à l’état des budgets des bibliothèques françaises, il est complètement fantasmatique de croire que des établissements pourraient se mettre en tête de numériser l’intégralité de leurs collections, surtout si la diffusion reste limitée sur place et non sur Internet. Les bibliothèques françaises, dans leur immense majorité, numérisent avant tout des oeuvres du domaine public, afin de pouvoir les mettre en ligne.

Lorsque les bibliothèques, archives et musées utilisent l’exception conservation, c’est comme une mesure de dernier recours, pour sauver un document fragile dont l’état physique fait craindre qu’il ne se détruise ou ne puisse plus être communiqué.

Pour prendre un exemple dans le champ des archives (car les bibliothèques ne sont pas les seules concernées), les Archives nationales ont numérisé, à des fins de conservation, la collection d’affiches constituée par le Comité d’histoire de la deuxième guerre mondiale, difficilement communicable en raison, notamment, du format de certains documents. Les images correspondant à des documents sous droit ne sont consultables que localement. Frédéric Blin, conservateur à la BNU de Strasbourg m’indiquait récemment que son établissement avait fait de même pour certains fonds d’affiches. Ces documents, souvent de grande taille et fragiles, sont difficiles à communiquer physiquement au lecteur, et cette opération finit rapidement par altérer les supports, d’où l’intérêt de pouvoir les numériser pour communiquer à la place une version numérique.

Christophe Alleaume semble également ignorer que beaucoup de supports physiques se dégradent rapidement, et en tout cas, beaucoup plus vite que les droits d’auteur ne s’éteignent (vie de l’auteur + 70 ans, 140 ans en moyenne !). C’est le cas pour beaucoup de papiers acides ou de mauvaise qualité, employés dans la première moitié du XXème siècle, qui s’autodétruisent. Ce fléau affecte tout particulièrement la presse, mais d’autres supports sont sujets à des phénomènes similaires, comme des photographies ou des bandes magnétiques, et même les CD ont une durée de vie très courte  (10 ans ?), qui justifie que des plans de sauvegarde doivent d’ores et déjà être mis en place !

La question sous-jacente est alors la suivante : eu égard aux coûts d’une opération de numérisation faite dans les règles de l’art, peut-on décemment penser qu’un auteur préférerait voir son oeuvre disparaître purement et simplement, plutôt que de percevoir quelques deniers pour cette opération, si tant est que le moindre centime lui parvienne au terme de la nouvelle usine à gaz de gestion collective qu’il faudrait mettre en place pour organiser ce type de rémunération ?

J’irais même plus loin. J’ai déjà écrit – et je persiste – que l’exception conservation est avant tout un “trompe-l’oeil juridique”, tout comme la plupart des exceptions votées lors de la loi DADVSI. Passée méthodiquement à la moulinette de la navette parlementaire, l’exception a été déjà été assortie de multiples restrictions, qui la rendent très difficile à mettre en oeuvre en bibliothèque. Tout ceci fait que cette exception reste d’un usage limité parmi les établissements français, bien loin de cette image de machine à détruire la création qu’en donne Christophe Alleaume. Et ce sont pourtant de nouvelles restrictions que cet expert Hadopi voudrait voir encore rajoutées dans la loi, avec en prime, une rémunération à verser ! Autant dire que si l’on fait cela, l’exception conservation ne sera plus du tout utilisée en France et que les oeuvres pourront pourrir doucement au fond de nos magasins !

Voilà la réalité de l’exception conservation en France, une fois mis de côté les fantasmes des juristes de salon !

Mais tout comme la rigueur juridique, le souci de la réalité n’est manifestement pas le but premier visé par ces attaques contre l’exception conservation. Leurs motivations sont essentiellement d’ordre symbolique et idéologique.

Dans le collimateur : la gratuité

Christophe Alleaume avoue lui-même qu’au fond, la réalité des faits lui importe peu. Dans son droit de réponse sur Actuallité, il dit bien :

Tant mieux si, comme l’affirme monsieur GARY – ce que nous ne remettons pas en cause –,  les établissements culturels n’abusent pas de leur pouvoir.

Son propos ne vise pas à dénoncer directement un usage abusif de l’exception par les bibliothèques, mais l’attaque vise le fait même, pour le principe, que l’exception conservation ne fasse pas l’objet d’une compensation financière. C’était d’ailleurs également le sens de son intervention au Sénat, où il avait mis en cause le fait que les exceptions auraient été multipliées “sans avoir été compensées pour les auteurs“.

Ce qui dérange, ce n’est donc pas en tant que tel le fait que des copies multiples puissent être faites, mais qu’un usage d’une oeuvre protégée puisse être opéré à titre gratuit, au nom de l’intérêt général. La charge vise donc la gratuité et elle s’appuie sur une idéologie du droit d’auteur qui ne tolère pas que des principes supérieurs à ce droit puissent justifier des usages gratuits.

Pan gratuité ! (Magnum. Par Zorin Denu. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr)

Ces attaques contre la gratuité sont à vrai dire à la mode et tout à fait dans l’air du temps. Lors du vote de la loi sur les livres indisponibles, nous avons pu voir notamment Hervé Gaymard défendre exactement la même idéologie du droit d’auteur compris comme un droit absolu à ce que qu’aucun usage ne se fasse jamais à titre gratuit.

Le Sénat avait en effet introduit une disposition qui aurait permis aux bibliothèques de recevoir des autorisations d’usage, à titre gratuit, pour des oeuvres orphelines non-réclamées au bout de dix ans par leurs titulaires. Rapidement, cette disposition (dont l’effet pratique aurait sans doute été très limité) est devenu littéralement le chiffon rouge de ce texte et l’article à abattre pour la majorité. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le mécanisme a rapidement été assimilé à une exception au droit d’auteur, pour le mieux le discréditer (et ce, en dépit une fois encore de la plus élémentaire rigueur juridique).

Au final, devenu point d’achoppement principal entre la majorité et l’opposition, il a fini lui-aussi laminé par la moulinette des amendements en Commission paritaire, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus, une fois encore, qu’un “trompe-l’oeil” vidé de sa substance et inutile.

Dominique Gillot, sénatrice à l’origine de ce mécanisme d’exploitation gratuite des orphelines, a tenté de défendre sa mesure par ces mots :

Nous défendons comme vous les droits d’auteur, mais considérons que le législateur doit valoriser les bibliothèques, outils de formation et d’accès à la lecture. Beaucoup craignent, avec le développement de l’Internet, de les voir disparaître. Nous devons leur témoigner notre soutien. C’est une question de symbole.

Ce à quoi, Hervé Gaymard a répondu :

Le symbole compte aussi pour le droit d’auteur.

Plus que la rigueur juridique, plus que la réalité économique, c’est le symbole avant tout que représente l’usage gratuit qui compte désormais et c’est la même idéologie du droit d’auteur que l’on retrouve à l’oeuvre, chez Gaymard et chez Alleaume. A ce propos, j’avais écrit ceci :

La vérité, c’est que nous sommes arrivés à un stade où toute forme d’accès gratuit à la culture dérange, fût-ce au nom de l’intérêt général, et que l’exploitation commerciale est conçue comme l’alpha et l’omega en matière de droit d’auteur. Le droit à la culture, à la connaissance et à l’information sont systématiquement balayés face à la toute puissance de la propriété intellectuelle, conçue comme un dogme que rien ne doit entamer.

Notons que cette chasse systématique à la gratuité est typiquement française, pays de Beaumarchais et d’Hadopi. Aux Etats-Unis, le fair use (usage équitable), ainsi que d’autres exceptions bénéficient assez largement aux bibliothèques, sans faire l’objet d’une compensation financière. En 2008, une étude commandée par l’OMPI au professeur Kenneth Crews avait montré que loin d’être une anomalie française, l’exception conservation existait dans 72 pays dans le monde. Et elle n’est JAMAIS compensée. Nulle part ! Parce ce qu’on estime qu’il relève de l’intérêt général que les oeuvres menacées de destruction soient sauvegardées. Mais peut-être ne sait-on plus ce qu’est l’intérêt général en France, à force de prêter une oreille complaisante aux intérêts privés…

Voilà donc l’idéologie à l’oeuvre derrière les propos de Christophe Alleaume. Elle s’en prend ici aux bibliothèques pour le symbole qu’elles représentent encore au sein de la Culture, mais livrons-nous à un petit exercice de science-fiction juridique pour voir jusqu’où une telle logique pourrait nous entraîner…

Bienvenue sur la planète Alleaume

Cher lecteur, je te convie à un petit voyage en navette spatiale, jusqu’à la Planète Alleaume, où enfin tout usage gratuit d’une oeuvre protégée a été systématiquement éradiqué. Il s’agit d’un véritable paradis de la Création et de l’Esprit, avec cependant quelques menues différences par rapport à la terre.

Planète Alleaume en vue ! (Dark Planet. Par Dioboss. CC-BY-SA. Source : Flickr)

En premier lieu, sur la planète Alleaume, on a heureusement mis fin à ce scandale intolérable que constituait le fait de pouvoir faire de courtes citations sans payer les auteurs. Comment avait-on pu tolérer pendant si longtemps que les créateurs soient ainsi martyrisés dans leur chair et dans leur âme par cette insupportable débauche de gratuité ? Des barèmes très précis ont été mis en place suite à une – toujours – fructueuse collaboration entre le Gouvernement et les sociétés de gestion collective. Une équation fort simple, prenant en compte le nombre de caractères au centimètres carré, pondérés par la racine cubique de la taille de la police et du support, permet de calculer les sommes légitimement prélevées sur chaque citation. Pour goûter tout l’intérêt de cette mesure, sachez par exemple que sur la planète Alleaume ce simple billet comportant 9 citations aurait permis de générer 6 euros et 13 centimes, dont une partie aurait pu bénéficier au sieur Alleaume lui-même, puisque j’emprunte quelques uns de ses propos fleuris d’expert Hadopi ! Par contre, en raison des mécanismes savants de gestion collective nécessaires pour accomplir ce bienfait de l’Humanité, les auteurs sont également obligés de payer pour se citer eux-mêmes, mais ils en sont très heureux, car ils donnent ainsi le bon exemple et cela évite de laisser le moindre interstice possible à la gratuité.

Une autre exception a pareillement été remaniée sur la planète Alleaume, qui constitue sur Terre une injure à l’Intelligence et cause directe de la mort par famine de centaines de milliers de créateurs : il s’agit de la représentation dans le cadre du cercle de famille. Sur la planète Alleaume, l’achat d’un CD ou d’un DVD ne vous dispense pas de payer une somme d’argent chaque fois que vous en jouissez chez vous, avec vos proches. Quoi de plus normal, car comment pourrait-on tolérer que l’usage d’une oeuvre puisse avoir lieu gratuitement ? La gestion de cette exception est très simple. Il a suffit d’implanter une petite puce dans tous les appareils de lecture qui alerte immédiatement une société de gestion collective de votre usage, laquelle débite directement votre compte en banque. Les citoyens de la planète Alleaume ne se plaignent nullement de l’intrusion dans leur vie privée, ayant bien conscience que celle-ci est peu de chose comparé à l’objectif supérieur d’empêcher toute gratuité. Un système similaire est prochainement à l’étude pour les livres papier, mais pour l’instant, les lecteurs doivent envoyer un formulaire dûment rempli chaque fois qu’ils ouvrent un livre (ce qu’ils font curieusement de moins en moins).

Enfin, même si cette mesure a semblé plus douloureuse à mettre en place sur un plan symbolique, il n’était pas tolérable sur la planète Alleaume de laisser persister la gratuité pour l’exception bénéficiant aux handicapés, qui leur permet d’obtenir des oeuvres adaptées. Afin que la réforme ne soit pas trop vexatoire pour des personnes déjà éprouvées cruellement par le destin, une élégante taxe sur les cannes blanches et les lunettes noires a été instaurée, sur le modèle de la taxe pour copie privée. Elle génère trois cacahuètes et demi par an, mais permet de clamer haut et fort que sur la planète Alleaume, la gratuité a bel et bien été éradiquée.

Les auteurs n’en sont pas plus riches, mais on vient de tous les coins de la galaxie pour visiter les somptueux palais de marbre et de jade des sociétés de gestion collective, avec leurs fontaines de champagne jaillissant, leurs plafonds d’or et leurs statues géantes de cristal. La pyramide étincelante d’argent et de diamant des professeurs de droit de la propriété intellectuelle vaut également le détour. Pour leur charme romantique, on conseille également de visiter quelques ruines de bibliothèques, dont certaines sont encore joliment préservées, ce qui constitue d’ailleurs sur la planète Alleaume le métier des anciens conservateurs de collections, depuis longtemps retournées à la poussière. Mais le prix du ticket d’entrée va encore aux titulaires de droits, à titre de compensation pour toutes ces années d’usages gratuits passés.

Les exceptions, la ©orde au cou

On me dira sans doute que j’exagère ! (Si peu pourtant ;-)

Pour autant, la sortie de Christophe Alleaume contre l’exception conservation s’inscrit bel et bien dans un climat général de franche hostilité envers les exceptions. Et vous me direz dans quelques paragraphes si j’exagère !

Les exceptions ont de plus en plus de mal à respirer dans ce pays (Hanging Rope. Ryan. J. Nicholson. Source : Flickr)

 Lors du dernier Salon du livre par exemple, le SNE a fait paraître (toujours sur Actualitté) un texte vibrant pour promouvoir la lecture. J’avais noté avec intérêt que le mot bibliothèque en est quasiment absent, sinon dans le paragraphe intitulé “Réaffirmer le droit d’auteur à l’ère du numérique”, lequel commence (tiens donc quelle surprise !) par une véritable communion avec les idées de M. Alleaume : une dénonciation du “mythe de la gratuité” !

Par un curieux retournement, le droit d’auteur, acquis révolutionnaire, droit de l’homme et liberté du créateur face au Prince, est désormais présenté par les nouveaux chantres de la gratuité comme liberticide et contraire à la liberté d’expression.

Plus loin on pourra apprécier des propos nuancés et fleuris concernant les exceptions au droit d’auteur (je vous invite à relire le passage en remplaçant “exception” par “plus grave fléau connu de l’humanité” et vous verrez que ça marche aussi) :

Lutter contre les atteintes au droit d’auteur au niveau européen et international

Pays du droit d’auteur, la France doit s’opposer fermement aux nouvelles exceptions mondiales au droit d’auteur.

[...] la France doit continuer de s’opposer fermement à toute demande de traité international sur les exceptions « bibliothèque» et « pédagogique », vu l’absence de carence du marché en la matière et le risque évident de porter atteinte à l’exploitation normale des œuvres.

A l’heure où l’édition a la lourde tâche de renouveler ses modèles économiques et de passer au numérique, il serait absurde de redéfinir le cadre juridique du droit d’auteur.

Mais oui, bien sûr ! Ce serait tellement absurde de vouloir changer le droit d’auteur si parfait que c’est sans doute pour cela qu’un nouveau traité est en préparation à l’OMPI en ce moment consacré aux exceptions et limitations du droit d’auteur en faveur des bibliothèques. Il comporte d’ailleurs de nombreuses dispositions qui entraîneraient des usages gratuits des oeuvres (dont l’exception conservation).

Mais nous pouvons visiblement compter sur le SNE pour éviter à tout prix que cette horreur ne parvienne jamais en France ! Nul doute qu’il y trouvera quelques alliés…

Et pour dire exactement où nous en sommes arrivés sur le sujet des exceptions, je noterai simplement que la semaine dernière, à l’occasion d’un vote important au sein d’une commission du Parlement européen, le résultat a été purement et simplement TRUQUÉ ! Oui, vous avez bien entendu, TRUQUÉ : alors que la commission comportait 23 membres votants, le texte a été repoussé par 14 voix contre 12, soit 26 (…). Or sur quoi portait ce vote ? Sur une exception en cours de négociation au niveau européen visant à instaurer une possibilité d’usage gratuit des oeuvres orphelines par les bibliothèques dans le cadre de leur mission d’intérêt public…

Alors ! Vous croyez toujours que j’exagère ? Réveillez-vous ! Voilà où nous en sommes !

L’objectif : “dégraisser” les exceptions ?

Mais revenons à ce cher Christophe Alleaume.

Le personnage possède un compte Twitter sur lequel il se prête volontiers à la discussion, ce qui est tout à son honneur et permet d’obtenir de très intéressantes informations sur sa vision des exceptions (je vous conseille d’essayer, ça marche à tous les coups).

Beurk ! Dégraissez-moi cet article L.122-5 ! (Ribeye. Par davidrdesing. CC-BY-NC. Source : Flickr)

Si l’on en croit ses propos, l’objectif de cet expert Hadopi semble d’arriver à “dégraisser” le code de propriété intellectuelle, belle expression ayant déjà opéré son charme dans d’autres domaines, et notamment son article L. 122-5 consacré aux exceptions.

Du muscle et pas du gras… sache donc, cher collègue bibliothécaire, que lorsque tu t’échines à numériser un ouvrage pour le sauver de la destruction et continuer à le communiquer à tes lecteurs, tu fais du gras. Et c’est bien logique, car dans l’optique Alleaume, le muscle, c’est celui qui active la pompe à fric pour rémunérer les ayants droit (nouvelle définition de l’intérêt général).

D’autres déclarations du sieur Alleaume sur son compte Twitter laissent quelque peu songeur :

Il y aurait donc de bonnes exceptions et de mauvaises exceptions, ce que je reconnaîtrais volontiers, sauf qu’à la différence de Christophe Alleaume, mon critère de distinction ne consiste pas dans la rémunération des titulaires, mais dans l’effectivité des usages qu’elles autorisent ! Et rappelons-nous encore qu’aux Etats-Unis, le fair use, parce qu’il est conçu comme la condition de possibilité de la liberté d’expression ne fait l’objet d’AUCUNE compensation !

Tout ceci ne serait pas si grave, après tout, si le sieur Alleaume n’était pas l’expert juridique retenu par Hadopi pour intervenir sur le chantier consacré aux exceptions au droit d’auteur. Or comme le fait remarquer @BlankTextField dans son billet l’un des objectifs de cette consultation consiste à :

 savoir si le développement des nouveaux usages numériques doit conduire à modifier la définition, la nature et la portée de certaines exceptions, en appréciant leur légitimité.

Apprécier la légitimité des exceptions ? Relisez ce billet et vous comprendrez qu’à la lumière des propos de Christophe Alleaume, on commence à voir plus clair concernant le sens de cette entreprise.

Laisserons-nous à Hadopi la question essentielle des exceptions ?

Test de mise en place du "DRM Alleaume", pour limiter par audestruction explosive les usages gratuits des livres en bibliothèque. La charge se déclenche notamment dès qu'on approche le livre trop près d'un scanner, sauf à insérer une pièce dans la fente (Volume transpercé par un obus, provenant de la bibliothèque de Verdun. Domaine public. Source : Gallica/BnF)

Bien entendu, Christophe Alleaume, sentant sans doute qu’il avait été un peu trop loin dans sa réponse sur Actualitté a pris le soin d’apporter cette précision oratoire :

Sans doute, Alleaume parle-t-il en son nom, mais comment penser qu’une personne ayant des positions idéologiques si affirmées et n’hésitant pas à les semer aux quatre vents, alors même que la consultation dont il a la charge est en cours, puisse constituer un animateur équitable pour un débat portant sur un sujet aussi sensible que les exceptions au droit d’auteur en France ?

Ces faits ne font que confirmer des craintes plus générales qui portent sur la légitimité d’un organisme comme la Hadopi pour s’emparer ainsi du sujet des exceptions.

A vrai dire, et je dois le porter au crédit de M. Alleaume, le texte même de la consultation constitue un travail remarquable. J’ai bien relevé quelques imprécisions (il est fait allusion à des photocopies dans la partie portant sur l’exception pédagogique, alors que la loi indique explicitement que l’exception ne s’applique pas à cette hypothèse). Mais passons…

Le texte pose de véritables questions, qu’il est très rare de voir abordées en France, comme par exemple l’opportunité d’introduire un fair use dans notre pays, la possibilité de créer un véritable “droit aux exceptions”, le fait de créer une exception pour le “prêt numérique”, et jusqu’à l’hypothèse d’une exception pour le partage non marchand des oeuvres en ligne !

D’autres que moi , comme Guillaume Champeau, qu’on ne peut soupçonner de connivences avec Hadopi, ont salué la parution de ce questionnaire qui “bouscule le droit d’auteur”, à un moment où nous avons besoin que les vraies questions soient posées (c’est-à-dire pas comme dans la campagne présidentielle, quoi…).

Mais je n’en ai été que plus déçu de lire ces propos de Christophe Alleaume sur l’exception conservation et tout l’arrière-plan idéologique qu’ils charrient.

Toi aussi, lecteur, tu as peut-être reçu comme moi un courrier de Jacques Toubon en personne, qui te dit combien il serait “iiiiiiiindispensaaaaable” que tu participes à cette consultation. Et tu as pensé que cela ferait sans doute plaisir à ta mère que tu acceptes l’invitation.

Mais réfléchis bien à ce que tu vas faire… As-tu envie de participer à cette jolie opération d’Open Washing d’Hadopi, qui à l’instar des gros pollueurs pratiquant le Green Washing, a sans doute trouvé là un excellent moyen de redorer son image, à un moment où sa survie est en jeu ?

Laisserons-nous réellement à Hadopi un sujet aussi essentiel que celui des exceptions au droit d’auteur ?

Vu le contexte démentiel de tensions autour des questions de propriété intellectuelle, le seul lieu où l’on pourrait espérer discuter du sujet des exceptions, c’est une commission parlementaire !

Les exceptions au droit d’auteur sont si importantes que les élus de la nation devraient s’en saisir, pour ouvrir un cadre équitable de débat. Et les partis n’ont pas joué non plus leur rôle, car la question des exceptions est cruellement absente des débats de la présidentielle, le droit d’auteur n’étant plus abordé que sous l’angle de la rémunération de la création et plus celui des droits et libertés des individus.

Il se produit avec cette consultation sur les exceptions ce qu’on ne peut que déplorer à plus large échelle avec les Labs Hadopi. Voilà des lieux de haute “branchitude techno-juridique” où il devient de bon ton d’aller se montrer et où la société civile va se perdre. Mais c’est avant tout l’absence de cadre alternatif de débat qui créée cette opportunité pour Hadopi.

En cela, il faut sans doute remercier Christophe Alleaume d’avoir fait ainsi sortir le loup du bois et de nous laisser entrevoir la finalité de cette opération.

Cet éminent juriste (ou doit-on dire plutôt légiste, comme sous l’Ancien Régime ?) est bien entendu cordialement invité à venir exercer son droit de réponse sur S.I.Lex, si ça lui chante.

En attendant, ami bibliothécaire, ne vient pas te plaindre ensuite, si tu laisses ainsi ce vol noir de corbeaux s’abattre sur tes exceptions #OuiJeSaisPointGodwin ;-)

PS : mille mercis à @BlankTextField pour sa vigilance, ses recherches et ses arguments sur le sujet. Merci aussi au boulot remarquable d’@ActuaLitte sur ces questions.


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