Actions sur le document

Les innocents

Zythom - Blog d'un informaticien expert judiciaire - Zythom, 15/07/2013

Lorsqu'un enquêteur me confie un scellé, celui-ci est bien entendu accompagné d'une mission, comme par exemple : "fournir tous les éléments en rapport avec les faits". Ce type de mission présente une particularité redoutable : il est impossible de prévoir le temps que l'on va mettre pour analyser le contenu du scellé...

Prenons un exemple. Je suis contacté par téléphone par un enquêteur, en général un gendarme ou un policier. Celui-ci évoque quelques éléments de son dossier en rapport avec la mission qu'il compte me confier. Souvent l'enquêteur me demande conseil sur la rédaction exacte de la mission, pour ne pas faire de bourde (exemple de bourde : "imprimer sur papier toutes les images retrouvées". Je DOIS effectuer la mission, même s'il y a 20 000 images !).

L'enquêteur aime également être précis sur les termes techniques qu'il va utiliser pour décrire la mission, surtout dans un domaine qu'il ne maîtrise pas forcément. Encore que dans le domaine de l'informatique, gendarmes, policiers et magistrats ont énormément progressé ces dernières années. Je trouve de moins en moins de scellés sans disque dur... Et de plus en plus de scellés avec leurs périphériques USB !

Mais je n'arrive quasiment jamais à avoir une réponse à cette question simple : quelle est la taille du ou des disques durs.

Prenons un exemple plus précis : l'enquêteur m'explique que le propriétaire de l'ordinateur est soupçonné d'échanger des images pédopornographiques. Son ordinateur a été placé sous scellé et ma mission, si je l'accepte, est la suivante (vous remarquerez qu'en fait, il y a plusieurs missions):
- réceptionner le scellé et le briser
- faire une copie des données numériques présentes sur les disques durs présents dans le scellé
- rechercher toutes traces d'images pédopornographiques
- rechercher tous les échanges effectués en rapport avec ces images (emails, sites internet, chat, etc.)
- fournir tous les éléments en rapport avec les faits
- placer sur cédérom ou dvd tous les éléments trouvés, en deux exemplaires
- reconstituer le scellé et rédiger un rapport.
En général, l'enquêteur arrive assez vite sur ce qu'il a en tête depuis le début de la conversation : "acceptez-vous la mission ?".

A ce stade, j'essaye d'en savoir un peu plus : système d'exploitation, taille des disques durs... En général sans succès. J'essaye aussi de négocier la livraison du scellé à mon domicile (souvent possible, mais de moins en moins).

Mais avant tout cela, il me faut accepter la mission et établir un devis, qui doit aussi être accepté par le magistrat qui supervise l'enquête pour que l'expertise démarre. Autant vous dire que le devis est parfaitement pifométrique au nez doigt mouillé. Dans l'affaire qui m'intéresse, j'ai estimé l'analyse à environ 20 heures de travail, parce que je suis un grand naïf et que je me refuse à établir des devis plus réalistes...

Après prise de rendez-vous et dépôt d'une demi-journée de congés payés, le jour J, à l'heure H prévue, l'enquêteur est à ma porte, avec le scellé. Il vérifie mon identité avec un lecteur d'empreinte rétinienne en me demandant mon nom, et je signe les papiers d'acceptation de mission et de réception du scellé.

Il ne me reste plus qu'à jeter le scellé sur un mur pour le briser, et ma première mission est terminée. Je plaisante. J'ouvre le scellé en coupant le cordon de l'étiquette jaunie par le temps (ce type d'étique date probablement du milieu du siècle dernier) attachée subtilement autour de l'ordinateur. Sache, jeune padawan enquêteur, que je m'amuse beaucoup à essayer d'accéder à l'ordinateur SANS briser le scellé. Seul un Chevalier Jedi sait emmailloter correctement un scellé pour que PERSONNE ne puisse l'ouvrir sans le briser.

On s'amuse comme on peut.

C'est à ce moment-là, dans l'affaire en question, que je me suis rendu compte que le scellé contenait un disque dur de 3 To...

Bien bien bien. Je m'équipe comme il faut d'un nouveau NAS pour absorber l'image du disque dur, plus toutes les données extraites. Soit environ 6 To. Rien que ce travail là m'a pris un mois. Entre réglages, tests divers, hésitations, mesures de performances, le temps s'écoule très vite le soir et les week-ends (n'oubliez pas que le reste du temps j'ai un vrai métier).

Je procède, la main tremblante, à la copie du disque dur. Tout est fait pour qu'il ne tombe pas en panne à ce moment là : ventilateur, onduleur, encens et divers rites liés à ma foi. La copie a duré 48h pendant lesquelles j'ai très mal dormi.

Voici venu le temps de l'exploration préalable de la copie du disque dur. C'est un moment que j'aime bien : en effet, au cœur des ténèbres, j'aime l'odeur du napalm au petit matin... Je me promène l'air de rien sur le disque dur pour regarder à qui j'ai affaire.

Ce disque dur avait l'air d'appartenir à quelqu'un de normal.
Mince.

Je procède alors à la récupération de toutes les images présentes sur le disque dur, effacées ou non. Me voici à la tête de dizaine de milliers d'images. Pendant des jours (en fait des nuits), je trie, je regarde, je cherche des images pédopornographiques: rien !

Je vérifie la présence de logiciels de chiffrage, de stéganographie. J'étudie en profondeur la base de registre qui garde trace de... tout en fait: clefs et disques durs USB installées et branchés, logiciels installés, supprimés, etc. Rien d'intéressant !

Je lis tous les documents doc, pdf, txt, cvs, odt, le contenu des zip, 7z, rar, etc. Nenio !

Je cherche tous les fichiers de grandes tailles, je vérifie la présence de containers TrueCrypt ou équivalent. Niente !

Je dresse la liste de tous les logiciels de communication présents (il y en a beaucoup) : Skype, Windows Live, Outlook, Firefox, Chrome, Internet Explorer... Pour chacun, je dis bien POUR CHACUN, il me faut étudier leurs traces, les messages échangés, leurs bases de données, souvent chiffrées d'une manière propriétaire.

Je commence par les outils de messagerie : déchiffrage des bases, analyse des échanges. Patiemment, outils après outils, avec l'aide des sites spécialisés en inforensique, avec les outils développés par la communauté, je cherche des échanges entre pédopornographes, des éléments en rapport avec les faits. Nichts !

L'enquêteur m'appelle de temps en temps pour me presser connaître l'état d'avancement de mes investigations. Je le tiens au courant. Si je trouve quelque chose, j'ai sa ligne directe et un forfait illimité.

J'attaque ensuite les historiques de navigation. Entre les différents comptes des utilisateurs de l'ordinateur, et les fichiers effacés, je me suis retrouvé avec 800 000 fichiers à analyser ! Cookies, URL, données des caches... Un confrère m'a orienté vers un logiciel que je ne connaissais pas : NetAnalysis. Test de la version d'essai, achat à mes frais de la licence, attente de la réception du dongle. Une fois le dongle reçu, j'analyse les données, je reconstitue les pages consultées à partir des données en cache, y compris les caches effacés. Un mois passe. Nada !

L'utilisation de l'ordinateur semble normale : du surf sur des sites pornographiques (internet, c'est pour le porno), des photos de famille, des films d'amateur, de la musique, des accès Youtube, le bon coin, Meetic. Rien d'anormal. Dim !

Je suis dans le cas de figure où l'on creuse partout sans savoir ce que l'on cherche réellement comme cadavre, dans une affaire où il n'y a pas de corps... Il faut me rendre à l'évidence, j'ai affaire à un innocent !

Mince.
Enfin.

300 heures de travail, à la recherche de preuves ignobles, la peur au ventre de tomber sur des images immondes, pour finalement me dire que l'ordinateur semble normal. Que son propriétaire est normal. Que ses utilisateurs sont normaux.

Soulagement.

Je n'ai pas pu m'empêcher néanmoins d'avoir un petit pincement au cœur quand j'ai rédigé ma note de frais et honoraires dans laquelle je mentionne 20 heures de travail. Mais j'ai travaillé pour la France, j'ai blanchi un innocent, je dispose de deux NAS performants et d'une clim pour mon bureau, j'ai appris à me servir d'un logiciel efficace acheté à mes frais. J'ai occupé mes soirées et mes week-ends.

Je suis heureux.
Mais ce sont quand même les innocents qui demandent le plus d'efforts.

------------------------------------
Source image MegaPortail.

Retrouvez l'article original ici...

Vous pouvez aussi voir...