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Je suis trop faible

Zythom - Blog d'un informaticien expert judiciaire - Zythom, 12/09/2013

Je suis fasciné par son regard d'une infinie tristesse, malgré son sourire forcé. Le visage de cette petite fille est rempli, dévoré par ses deux grands yeux marrons. J'ai son visage sur des dizaines de photos, prises sous des angles différents. Elle regarde parfois l'objectif, parfois dans le vide. Le plus dur, c'est quand ses yeux plongent dans les miens.

Sur chaque photo d'elle, un sexe d'homme. Près de son visage, dans sa bouche ou dans ses mains. Sans être médecin, je lui donne cinq ou six ans. Je suis en pleine expertise judiciaire sur des photos pédopornographiques.

Je suis seul dans mon bureau, chez moi, porte fermée, avec interdiction donnée à mes enfants de me déranger. Je les entends passer près de ma fenêtre en riant. Il fait beau, c'est un beau week-end de printemps.

Nouvelle photo, toujours d'elle. Ses grand yeux m'obsèdent. Son petit corps nu semble si fragile qu'on a envie de la protéger, de traverser l'écran pour empêcher cet homme de l'approcher, de lui faire du mal, de la violer. Mais je suis impuissant à agir, je ne peux que regarder et prendre des notes pour mon rapport.

J'ai honte de ma faiblesse, de mes réactions, de ma sensiblerie. Tant de personnes travaillent dans des conditions difficiles: médecins, pompiers, gendarmes, policiers... Mais ils se soutiennent, se parlent, échangent, évacuent par des mots les horreurs qu'ils cotoient.

Moi, je suis seul. Je n'ai pas de formation pour gérer ce que je ressens, ce que je vois. Je suis un simple informaticien qui aide la justice. Je n'ai que ce blog.

Photo suivante. Cela fait maintenant trois heures que mon cerveau absorbe ces images, que je les inventorie. Je fais une pause, je ferme les yeux. Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à contenir mes larmes ? Je suis un homme, je dois savoir gérer mes émotions. Je laisse la crise passer. Je suis un homme, rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger (Térence).   
Je suis un faible.

Je reprends mes investigations, un peu apathique. Rien ne m'oblige à passer autant de temps sur chaque photo. J'accélère la visualisation. D'autres filles, d'autres visages, d'autres âges, d'autres hommes, tant de positions.

Il est tard, la nuit est avancée. Je termine mon rapport, je rédige les annexes, grave les DVD. Pour faciliter la lecture du rapport papier par les OPJ, greffiers et magistrats, j'évite les illustrations, je les repousse en fin de rapport, en annexe.

J'ai choisi quelques photos parmi les plus marquantes.
J'ai choisi celles où cette enfant regarde l'appareil photo avec ses grands yeux tristes, avec dans la bouche ce sexe aussi grand que sa tête.

J'ai encore cette image dans la tête.
Il faut que j'arrive à gérer mes émotions.
Les autres experts y arrivent bien.
Je suis trop faible.

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Source photo: chilloutpoint.com

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