Actions sur le document

Blade Runner 2049 : sauver le monde en partageant des brevets ?

– S.I.Lex – - calimaq, 3/11/2017

Blade Runner 2049 semble avoir réussi son pari, en recueillant des avis globalement favorables de la part du public et de la critique. Les inconditionnels du premier film de 1982 retenaient pourtant leur souffle, en redoutant un nouveau massacre de licence par les studios d’Hollywood. C’était mon cas et pour tromper l’angoisse, j’avais écrit en …

Lire la suite de Blade Runner 2049 : sauver le monde en partageant des brevets ?

Lire l'article...

Blade Runner 2049 semble avoir réussi son pari, en recueillant des avis globalement favorables de la part du public et de la critique. Les inconditionnels du premier film de 1982 retenaient pourtant leur souffle, en redoutant un nouveau massacre de licence par les studios d’Hollywood. C’était mon cas et pour tromper l’angoisse, j’avais écrit en 2015 un billet (Blade Runner, l’oeuvre ouverte et la libération des possibles) pour traiter sous un angle juridique la question de la réalisation de cette suite.

Ayant eu l’occasion de voir le film de Denis Villeneuve cette semaine (et l’ayant beaucoup apprécié), je me suis demandé s’il y avait quelque chose à en dire du point de vue du droit. Et il me semble bien que oui, même s’il faut pour cela aller chercher dans les matériaux qui ont été publiés en amont de la sortie du long métrage pour expliquer le contexte de la nouvelle histoire.

En juillet dernier, lors de la San Diego Comic Con, la production a en effet sorti une chronologie officielle pour raconter les événements qui se produisent entre le premier film Blade Runner et sa suite. On y apprend qu’en 2022, un événement catastrophique pour la planète a eu lieu, désigné sous le nom de « Blackout » : une impulsion électromagnétique a explosé sur la Côte Ouest des États-Unis, provoquant une coupure d’électricité globale et l’effondrement des grandes villes. La désorganisation de l’économie qui s’en est suivie a causé une raréfaction des ressources alimentaires et déclenché une crise planétaire (voir le court métrage ci-dessous qui raconte cette histoire).

Ce n’est que trois ans plus tard que le monde a pu sortir du chaos, grâce à Niander Wallace, un scientifique interprété par Jared Leto, qui joue dans le film le rôle de l’antagoniste principal. Et c’est là qu’une question juridique intéressante entre en scène :

2025 : Niander Wallace, un scientifique visionnaire, permet au monde de sortir de la crise mondiale initiée par le Black Out grâce à la production d’aliments de synthèse, dont il partage les brevets. Son entreprise, Wallace Corporation, prend une ampleur qui va au-delà de la planète Terre puisqu’elle se développe aussi dans les colonies.

2028 : Niander Wallace fait l’acquisition de ce qui reste encore de la Tyrell Corporation après sa faillite. Les années suivantes, il améliore l’ingénieurerie générique et les méthodes d’implantation de souvenirs pour créer des Réplicants plus obéissants et contrôlables.

On voit dans la scène d’ouverture du film un véhicule survolant la Californie où s’étendent à perte de vue des exploitations agricoles semblant fonctionner grâce à des panneaux solaires. Le héros y visite une « ferme à protéines » où de gros vers sont produits dans des cuves de liquide. C’est à partir de cette matière première – génétiquement modifiée – que des produits alimentaires sont fabriqués et vendus aux habitants des grandes villes à partir de distributeurs automatiques.

C’est donc parce qu’un scientifique aurait « partagé les brevets » sur une technologie vitale que le monde a pu être sauvé. Ce ressort scénaristique m’a immédiatement fait penser à un événement marquant qui s’est produit en 2014 dans notre monde réel : la décision d’Elon Musk, le pdg de Tesla, de renoncer à l’application des brevets que détenait sa compagnie spécialisée dans la construction de voitures électriques. Ce (quasi) « passage à l’Open Source » a fait couler beaucoup d’encre, tant il paraissait aux antipodes des stratégies habituelles des firmes de la Silicon Valley, comme Apple ou Amazon, qui ont construit leurs empires sur l’accumulation des brevets et la défense agressive de leur propriété intellectuelle.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser la citation ci-dessus, Elon Musk n’a pas fait ce choix uniquement par philanthropie ou conscience de l’urgence écologique. Comme l’explique bien le site Numerama, il s’agissait surtout d’une stratégie industrielle destinée à permettre à la technologie des voitures électriques de se développer plus rapidement, ouvrant ainsi de nouveaux marchés à Tesla :

Si Elon Musk renonce à faire respecter l’exclusivité des brevets de Tesla, ce n’est pas par bonté d’âme. C’est parce qu’il sait que ce modèle (pas tout à fait) open-source lui sera profitable. Pour prospérer avec un modèle technologique et économique qui impose de construire des stations de recharge électrique les plus nombreuses possibles dans tous les pays, Tesla ne peut plus être seul à assumer les coûts. Le constructeur cherche désormais à convaincre des concurrents d’adopter les mêmes technologies pour partager les frais de création et d’entretien des stations « Superchargeurs« . BMW a ainsi confirmé avoir rencontré Elon Musk cette semaine.

Mais surtout, Tesla a besoin que les voitures électriques progressent dans le marché automobile, pour lui-même bénéficier d’un cercle vertueux. Être le seul dans un tout petit marché qui pèse aujourd’hui moins de 1 % des ventes de véhicules aux États-Unis est beaucoup moins intéressant qu’être l’un parmi d’autres dans un très gros marché.

Vu que dans le film, Niander Wallace n’a rien d’un humaniste désintéressé, on peut se dire que c’est un raisonnement similaire qui a dû le conduire à renoncer à ses brevets sur la nourriture artificielle. Il y a d’ailleurs des similitudes assez troublantes entre ce personnage et Elon Musk. Comme ce dernier a fondé Tesla après avoir fait fortune et revendu PayPal, Wallace rachète la Tyrell Corporation du premier Blade Runner après s’être enrichi grâce aux aliments de synthèse. Wallace a également des activités liées à la colonisation spatiale, tout comme Elon Musk qui rêve avec sa société Space X de monter la première mission habitée à destination de Mars. Et de la même manière qu’Elon Musk s’intéresse fortement à l’intelligence artificielle (contre laquelle il nous met en garde, tout en investissant des millions de dollars dans ce secteur), Wallace commercialise des intelligences artificielles « de compagnie » qui prennent la forme d’hologrammes. Je ne sais pas s’il s’agit de simples coïncidences, mais il me semble que les ressemblances sont trop nombreuses pour que ce soit complètement fortuit…

Si le grand mérite des (bons) films de science-fiction est de nous amener à nous interroger sur notre époque, on peut ici se poser la question de savoir si renoncer à la propriété intellectuelle en mettant en partage des brevets nous permettrait de « sauver notre monde ».

Il y a déjà eu dans l’histoire des précédents où des inventeurs ont renoncé à déposer des brevets sur des inventions pour en faire don à l’Humanité. Ce fut le choix par exemple de Marie Curie – pionnière méconnue de l’Open Source – pour ses découvertes sur le radium ou du biologiste américain Jonas Salk qui refusa en 1955 de breveter le vaccin contre la polio, alors même qu’il aurait pu lui rapporter des millions de dollars. Plus proche de nous, le médecin suisse Didier Pittet a également refusé de déposer un brevet sur l’invention du principe de la solution hydroalcoolique utilisée pour se désinfecter les mains. Son but était que ce produit puisse être fabriqué à bas coût et s’impose dans tous les hôpitaux du monde, y compris dans les pays les plus pauvres afin de lutter contre le fléau des maladies nosocomiales. Et comme le raconte Thierry Crouzet dans le livre « Le geste qui sauve« , ce choix de verser volontairement son invention dans le domaine public permet sans doute de sauver chaque année des centaines de milliers de vies.

Certains, comme le belge Michel Bauwens, estiment que cette démarche devrait être systématisée pour développer une « Économie de la connaissance ouverte » , qui ne reposerait plus sur la propriété intellectuelle, mais sur le partage du savoir à l’échelle planétaire. C’est notamment ce qu’il explique dans son ouvrage « Sauver le monde« , dont le titre fait étrangement écho à l’histoire de Blade Runner 2049.

En effet, contrairement à une idée reçue, il est loin d’être certain que le système des brevets favorise réellement l’innovation et la diffusion des technologies utiles. Un chercheur comme Michael Heller, estime au contraire que les brevets peuvent conduire à une « Tragédie des Anti-Communs« , c’est-à-dire au « gâchis » d’une ressource par sa sous-utilisation du fait de l’accumulation de droits de propriété. C’est notamment ce qui se produit trop souvent dans le domaine des médicaments, où les brevets organisent une « économie de rente » au profit des laboratoires pharmaceutiques avec des conséquences dramatiques pour l’accès aux soins dans les pays pauvres. Renoncer aux brevets à large échelle dans des secteurs comme la santé ou les technologies vertes constituerait donc sans doute un moyen de mieux faire face aux grands défis auxquels est confrontée l’Humanité. Mais comme dans l’univers de Blade Runner, la dystopie n’est jamais loin et rien ne garantit qu’un Niander Wallace viendra faire don d’une invention salvatrice…

On voit par exemple qu’une firme comme Monsanto a déjà tout à fait intégré la perspective de la catastrophe écologique à son plan de développement (alors même qu’elle contribue depuis des décennies à nous y précipiter). Dans Blade Runner 2049, ce sont des vers transgéniques qui fournissent l’essentiel de l’alimentation de l’Humanité. De son côté, Monsanto a déjà déposé des myriades de brevets sur des semences OGM que la firme commercialise partout dans le monde en les présentant comme la solution pour nourrir toute la planète. Ces plantes ont été rendues dépendantes de désherbants comme le Round Up à base de glyphosate, qui fait tant parler de lui en ce moment et qu’on soupçonne – entre autres méfaits – de participer à la disparition des abeilles.

Or Monsanto prépare déjà le »coup d’après », car la firme conduirait des études pour créer une « super-abeille » résistante aux pesticides. Sa stratégie est proprement machiavélique : après avoir contribué avec ses substances toxiques à faire disparaître les abeilles « naturelles », Monsanto pourrait tout simplement vendre avec ses semences des abeilles OGM capables de continuer à polliniser des plantations empoisonnées. Et en déposant un brevet sur ces « FrankenBees », la compagnie obtiendrait ainsi un monopole mondial sur une ressource vitale à laquelle est suspendue l’avenir de l’agriculture sur Terre. N’est-ce pas complètement Cyberpunk dans l’esprit et ces « super-abeilles » ne font-elles pas penser quelque part aux « super-humains » que sont les Réplicants de Wallace ? (Il y a d’ailleurs une très belle scène dans le film où des abeilles apparaissent comme un symbole de la « vraie » vie).

Tout ceci me fait penser que ce n’est pas le partage des brevets qui peut « sauver le monde », car les Elon Musk resteront sans doute des cas isolés et l’accès aux technologies essentielles ne peut rester suspendu à la « fausse générosité » de quelques milliardaires rusés. Le capitalisme cognitif nous a déjà entraîné bien trop loin dans sa folie et il existe infiniment plus de probabilités pour que des firmes géantes à la Monsanto n’utilisent au contraire les brevets pour exploiter la catastrophe écologique comme un nouveau marché. C’est d’ailleurs exactement ce qui est en train de se passer, dans un autre registre, avec le processus de « financiarisation de la nature« , qui conduit des fonds de pension à spéculer sur la disparition des espèces pour continuer jusqu’au bout à engranger des profits…

Si l’on veut vraiment « sauver le monde », il faut sans doute envisager des solutions plus radicales, comme d’interdire purement et simplement le brevetage du vivant sous toutes ses formes et, à l’image de pays comme l’Inde, se doter de mécanismes puissants pour imposer aux grandes firmes d’accorder des « licences obligatoires » sur les médicaments ou d’autres inventions vitales qui ne doivent pas continuer à être privatisées. Comme l’envisage Blade Runner 2049, certains pensent que ce sont les protéines tirées des insectes qui permettront demain de nourrir l’Humanité. Mais comme par hasard, une masse considérable de brevets a déjà été déposée pour « verrouiller » au maximum cette source potentielle de profits.

***

Au-début du film, un texte défilant nous explique qu’une des conséquences du « Blackout » a été l’effacement d’une grande partie des données informatiques stockées par l’Humanité du fait de l’explosion de l’impulsion électromagnétique et les personnages du film passent leur temps à essayer de retrouver des connaissances perdues dans des bibliothèques ravagées. Nous souffrons nous aussi en réalité d’un mal profond dans notre relation au savoir : les connaissances ne sont pas effacées, mais ensevelies sous une épaisse couche de propriété intellectuelle qui nous en dépossède et empêche le savoir de sauver le monde.

Mise à jour : On me signale que Jared Leto avait bien déclaré qu’il s’était inspiré de la figure d’Elon Musk (entre autres) pour son rôle.


Classé dans:Modèles économiques/Modèles juridiques Tagged: Blade Runner 2049, brevets, Elon Musk, monsanto

Retrouvez l'article original ici...

Vous pouvez aussi voir...