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La montagne tragique

Justice au Singulier - philippe.bilger, 27/03/2015

Tenter d'imaginer cette descente et cet éparpillement horrible des vivants dans un avion brisé en mille morceaux est glaçant. La montagne tragique.

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Le crash de l'A320 de Germanwings a stupéfié, ému puis indigné.

Un glissement s'est opéré de la mort des 149 passagers et membres d'équipage vers la personnalité à la fois suicidaire et criminelle d'Andreas Lubitz.

Maintenant qu'on a la certitude que c'est lui, et lui seul, qui a provoqué cette immense tragédie, sa mort et celle de tous ceux dont il avait la charge, il est normal qu'on s'interroge sur son anormalité. On a déjà découvert, dans le passé de Lubitz, l'existence "d'un épisode dépressif grave", avec un traitement psychiatrique durant 18 mois, et les perquisitions menées dans ses deux domiciles ont permis d'établir qu'il avait consulté un médecin le 10 mars - apparemment sans lien avec une dépression - et qu'il était en arrêt maladie le jour de la catastrophe. Il n'avait pas prévenu ses employeurs (Le Monde, Le Figaro).

On ne va pas cesser, après l'approche immédiate et superficielle de son caractère - quand on ne savait pas encore -, de mettre à jour "les failles cachées de ce pilote" à proportion même de l'incompréhension totale que son geste terrifiant avait d'abord suscitée. Le mystère de l'être humain semblera, comme dans un livre ouvert, se dissiper et nous faire don d'évidentes clartés. La photographie souvent représentée du Lubitz souriant, dorénavant, a été totalement remplacée par la certitude de l'obscurité affreuse qui l'habitait en même temps qu'elle l'a poussée à un pire collectif inconcevable pour le sens commun.

Avant que le commandant sorte du cockpit, les échanges entre Lubitz et lui avaient été sereins, enjoués même. Lubitz avait commencé cependant à devenir laconique à partir du moment où l'autre l'avait entretenu du processus d'atterrissage à Dusseldorf. Comme si cette destination, qui ne serait jamais atteinte, à peine évoquée, avait brisé l'entente et détruit l'atmosphère. Comme si ce que Lubitz avait décidé d'accomplir et que le commandant ignorait avait fait irruption, mortifère, dans cet espace.

Seul dans le cockpit, Lubitz va mettre en oeuvre les modalités de sa destruction programmée. Le commandant ne pourra pas rentrer dans la cabine et, d'ailleurs, selon l'avis des professionnels, serait-il revenu qu'aurait-il donc pu faire avec Lubitz décidé à en finir ?

Lubitz va faire descendre l'avion durant huit minutes, il ne parlera plus, il ne répondra plus à rien, à aucun appel et apparemment sans émotion particulière, enfermé dans son autarcie désespérée et tranquille - il aspire plus que tout à cet instant à ce qui l'attend - il jettera l'A320, à 700 kilomètres à l'heure, contre la montagne, et ç'en sera fini pour tous.

Ce silence, une fois le commandant parti, est impressionnant comme si Lubitz n'avait plus à dialoguer qu'avec lui-même. Dans un autre monde qui n'avait plus rien à voir avec celui des peurs et des angoisses ordinaires, avec le commun des mortels.

Qu'aurait entrepris Lubitz si le commandant ne s'était absenté à aucun moment? Aurait-il trouvé un prétexte pour l'éloigner ou malgré sa présence aurait-il mis fin à ses jours et à ceux de tous ? On ne sait.

Ce qui est certain est la résolution de se suicider de la part de Lubitz qui n'aurait jamais embarqué dans cet avion, alors qu'il était en arrêt maladie, s'il n'avait pas eu d'emblée la volonté de se supprimer par cet acte singulier constituant sa mort comme un désastre collectif.

Je ne crois pas que le ressort de Lubitz était, dans ses tréfonds, de tuer les autres forcément en même temps que lui. Mais il n'avait pas le choix dès lors que la passion de sa vie - l'avion et le pilotage - devait devenir l'instrument de sa mort. Je perçois cette entreprise destructrice comme l'obligation que la folie de Lubitz lui imposait : faire de cet avion un outil de mort et un tombeau.

On pourrait s'étonner que Lubitz ait choisi ce vol, plutôt que d'autres où il aurait pu n'entraîner que lui dans la mort, pour mener à bien son atroce projet. Il me semble qu'il y avait vraisemblablement un lien étroit et nécessaire, dans le délire de Lubitz, entre l'accomplissement de son métier de pilote, son rituel et sa quotidienneté d'un côté et sa propre suppression de l'autre.

Ce qui avait structuré son existence, représenté longtemps un barrage contre ses faiblesses intimes devait être aussi ce qui accueillerait et permettrait son obsession d'en finir.

Je ne doute pas qu'on va maintenant s'attacher à mettre en cause les éventuelles responsabilités de la Lufthansa en oubliant les extrêmes difficultés d'un suivi constant et inquisiteur, les contraintes du secret médical et surtout l'acharnement d'un Lubitz à dissimuler, derrière une apparente technique impeccable, les troubles de sa personnalité.

Tenter d'imaginer cette descente et cet éparpillement horrible des vivants dans un avion brisé en mille morceaux est glaçant.

La montagne tragique.


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