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Imbroglio contentieux autour du dernier classement des vins de Saint-Emilion grand cru

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Gratiane Kressmann, Benjamin Touzanne, 28/08/2013

Plusieurs Châteaux, producteurs de vin de Saint-Emilion grand cru, ont introduit récemment une requête en vue de contester la régularité du classement de l’appellation. Une affaire susceptible d’intéresser les amateurs de vins tout autant que les juristes et, tout particulièrement, ceux qui pratiquent les deux arts.
Il y a comme une odeur douteuse humée au premier nez du millésime 2012 du classement des crus de l’appellation d’origine contrôlée « Saint-Emilion grand cru » récemment homologué par l’arrêté du 29 octobre 2012 du ministre en charge de l’agriculture.
Une senteur acescente qui n’est pas sans rappeler le désagréable goût de vinaigre du précédent millésime (2006), resté en bouche après plusieurs années de bataille juridique devant les juridictions administratives.

Voilà donc quelques uns des Châteaux Saint-Émilionnais repartis en guerre contre le nouveau classement établi par l'Institut national de l'origine et de la qualité (INAO) pour obtenir son annulation par le juge administratif. Ce classement n’est pas sans importance : il sélectionne et hiérarchise, au sein de l’appellation « Saint-Emilion grand cru », certains des Châteaux, ce qui leur assure, aux yeux des consommateurs, une renommée déterminante au plan commercial. Les plus prestigieux d’entre eux sont référencés comme « Premiers grands crus classés A » (tel est le cas des Châteaux Ausone, Cheval Blanc, Pavie et Angélus), les autres, comme « Premiers grands crus classés B » et « Grands crus classés ».

Selon les informations rapportées par la presse, trois Châteaux exclus de ce classement (le Château Croque-Michotte, le Château La Tour du Pin Figeac et le Château Coribin Michotte) ont introduit un recours en excès de pouvoir devant le tribunal administratif de Bordeaux à l’encontre de l’arrêté du ministre en charge de l’agriculture du 29 octobre 2012 portant homologation du classement des crus de l’appellation d’origine contrôlée « Saint-Emilion grand cru ».

Si elle donne l’occasion de s’interroger plus généralement sur les méthodes de classement des vins du vignoble bordelais et plus spécifiquement sur celui de l’appellation « Saint-Emilion grand cru »
(Voir notre article " Comment le classement de l’appellation Saint-Emilion grand cru est-il élaboré ? "), l'affaire intéresse également les juristes.

D’un point de vue purement pratique, l’on relèvera en tout premier lieu que le recours introduit par les trois Châteaux n’est pas suspensif, compte tenu du caractère exécutoire des décisions administratives. Il en résulte, d’une part, que les trois producteurs requérants, exclus du classement, ne peuvent plus se prévaloir sur les étiquettes de leurs bouteilles, de la mention « Grand cru classé » et, d’autre part, à l’inverse, que les nouveaux promus au rang des « Premiers grands crus classés B » peuvent s’en prévaloir immédiatement, à compter de la récolte 2012 (tel est le cas des Châteaux Canon-la-Gaffelière, Larcis-Ducasse, La Mondotte, Valandraud).

L’unique chance d’éviter que l’arrêté du 29 octobre 2012 litigieux ne s’applique aurait été, pour les requérants, d’introduire un référé suspension (art. L. 521-1 du code de justice administrative) et de convaincre le juge des référés qu’une situation d’urgence justifiait la suspension et qu’il existait un doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté.

Plus intéressante est la question de savoir quelle serait la conséquence d’une annulation de l’arrêté du 29 octobre 2012. En effet, dès lors, en principe, que l’annulation contentieuse d’un acte administratif est rétroactive, celui-ci est sensé ne jamais avoir intégré l’ordonnancement juridique. Dans un tel cas, en principe, l’annulation fait renaître l’acte abrogé ou remplacé, si tel est le cas.

Mais la chose n’est pas si aisée pour un classement des crus de « Saint-Emilion grand cru ». En cas d’annulation, les producteurs devraient faire de nouveau face aux difficultés rencontrées à l’issue de l’épisode contentieux du dernier classement de 2006. Après une annulation prononcée par un jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 1er juillet 2008 (solution confirmée par un arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux du 12 mars 2009 – req. n° 08BX02017 -, et en cassation par un arrêt du Conseil d’Etat du 23 décembre 2011 – req. n° 327900 ), il y avait quelques raisons de penser que le précédent classement homologué par l’arrêté du 8 novembre 1996 relatif au classement des crus des vins à appellation d'origine contrôlée "Saint-Emilion grand cru" devrait revivre de ses cendres.

Mais le classement du 8 novembre 1996 était-il toujours valide (et non caduc) alors que les classements de l’appellation ne produise d’effets que pour les dix années qui suivent leur homologation par arrêté ?

En 2008, après l’annulation du classement de 2006, le législateur avait procédé à une homologation législative de l’arrêté du 8 décembre 2006 afin de ne pas bouleverser le secteur et pour dissiper les doutes légitimes des producteurs au moment de l’établissement des étiquettes (loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie, art. 106). Toutefois, cette homologation ne fut que temporaire (elle ne portait que sur les récoltes de 2006 à 2011).

Peut-être cette fois-ci le juge usera t-il de son pouvoir de modulation des effets de l’annulation contentieuse en jugeant que celle-ci, si elle devait intervenir, ne produirait ses effets qu’à compter d’une date postérieure à celle du jugement afin de permettre au pouvoir réglementaire et à l’INAO d’élaborer un nouveau classement (CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC !, Gaja n° 112).

Le nouvel épisode ouvert dans le vignoble du Bordelais n’a pas fini de faire écrire et parler les juristes tout autant que les passionnés et professionnels du vin.


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