Actions sur le document

Les litiges relatifs aux travaux réalisés sur la Tour Eiffel relèvent de la compétence du juge judiciaire

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Laurent-Xavier Simonel, Eve Derouesné, avec la participation de , 3/07/2014

Quel est le juge compétent pour connaître des actions intentées par le gestionnaire de droit privé d’un ouvrage public confronté à des désordres survenus en raison de travaux réalisés sur cet ouvrage ? Dans sa décision du 16 juin 2014, le Tribunal des conflits tranche pour la compétence du juge judiciaire, sauf circonstances spécifiques.
Le contexte

Est ici en cause un ouvrage public hors norme, d’une réputation mondiale inégalée, la Tour Eiffel, propriété de la ville de Paris.

Par trois contrats conclus entre 2000 et 2001, la société nouvelle d’exploitation de la Tour Eiffel (SNTE), qui assurait alors l’exploitation et la gestion de la Tour Eiffel, avait chargé plusieurs entreprises du remplacement des rails de certains ascenseurs des piliers Nord et Est. Face à l’apparition de désordres en novembre 2005, son successeur, la société d’exploitation de la Tour Eiffel (SETE), a engagé une action en garantie décennale notamment contre les constructeurs. La juridiction judiciaire avait été saisie.

Toutefois, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris avait décliné sa compétence, de même que le tribunal administratif de Paris, qui a donc confié au Tribunal des conflits le soin de statuer sur la question de compétence.
A cet effet, il appartenait au juge départiteur des compétences de se prononcer sur la qualification, administrative ou de droit privé, des contrats passés par la SNTE en vue de la réalisation de travaux sur l’ouvrage concédé.

L’état du droit

Il est de jurisprudence constante que « le litige né de l’exécution d’un marché de travaux publics et opposant des participants à l’exécution de ces travaux relève de la compétence de la juridiction administrative, sauf si les parties sont unies par un contrat de droit privé » . (1)

A priori, la réponse pourrait sembler relever de l’évidence : les contrats entre personnes privées sont de droit privé quand bien même, en dépit du caractère attractif de cette notion, ils porteraient sur des travaux publics (2). La compétence est alors judiciaire.

Ce serait occulter, toutefois, l’hypothèse traitée par les solutions Société d’équipement de la région Montpelliéraine (3) et Commune d’Agde (4)mettant en œuvre la notion particulière du mandat administratif selon laquelle une personne privée peut, dans certaines circonstances, même sans disposer de mandat exprès, être considérée comme agissant « pour le compte » d’une personne publique et ainsi être regardé comme bénéficiant d’un mandat tacite de celle-ci, de sorte que le critère organique nécessaire à la qualification de contrat administratif se trouve rempli.

Le juge administratif identifie l’existence d’une « action pour le compte de » par la méthode du faisceau d’indices : objet du contrat (travaux publics), pouvoir de direction de la personne publique, modalités de financement (éligibilité au bénéfice de subventions initialement destinées aux collectivités locales), modalités de rémunération du cocontractant privé (paiement public) ou, encore, dans l’hypothèse de travaux conduisant à des ouvrages remis dès leur achèvement à la collectivité publique avec substitution de plein droit de celle-ci au cocontractant privé pour mettre en jeu la responsabilité décennale des constructeurs.

A l’aune de ces indices, il est difficile qu’un concessionnaire puisse être considéré comme agissant « pour le compte » du concédant. En effet, le concessionnaire est, certes, chargé de réaliser des travaux publics et/ou de gérer un service public mais il se rémunère substantiellement par les résultats de son exploitation du service ou des ouvrages publics concédés, de sorte que l’autorité concédante ne prend possession de l’ouvrage et n’assure la reprise de la direction technique de l’ouvrage qu’au terme du contrat, ce qui l’empêche d’être regardée comme jouant le rôle de maître d’ouvrage. Ainsi, en présence d’une délégation de service public, la jurisprudence exclut en général la présence d’un mandat administratif (5).

La solution pour la Tour Eiffel

C’est pourquoi le Tribunal des conflits, suivant les conclusions de son commissaire du gouvernement Nathalie Escaut, juge que « lorsqu’une personne privée, chargée par une personne publique d’exploiter un ouvrage public, conclut avec d’autres entreprises un contrat en vue de la réalisation de travaux sur un ouvrage, elle ne peut être regardée, en l’absence de conditions particulières, comme agissant pour le compte de la personne publique propriétaire de l’ouvrage ».

La solution s’inscrit dans la continuité de sa jurisprudence antérieure, tout en clarifiant le cas particulier du concessionnaire : il agit en principe pour son propre compte, l’hypothèse inverse, celle du mandat administratif, nécessitant la réunion de « conditions particulières ». Celles-ci existent, par exemple, si l’autorité concédante conserve un contrôle sur la programmation des travaux qui excède « le pouvoir que conserve le propriétaire de l’ouvrage public afin d’en assurer le respect et l’intégrité et de la destination par le cocontractant » et finance l’opération à l’aide de subventions directes.

Sur le fondement du contrat liant la ville de Paris à la SNTE, le Tribunal des conflits conclut que ces conditions particulières ne sont pas réunies puisque la SNTE « accomplissait librement les actes d’exploitation et d’administration nécessaires à la mission qui lui avait été confiée, définissait les travaux de gros entretien et de renouvellement usuel des installations, et en assurait l’exécution ». En outre, « les travaux étaient financés par les produits d’exploitation de la Tour Eiffel par le biais de provisions constituées à cette fin ».

Partant, le litige relève bien de la juridiction judiciaire. Alors que la gestion et l’exploitation d’un nombre croissant d’ouvrages publics sortent des mains des collectivités publiques propriétaires, est ainsi dessiné un bloc cohérent de compétence juridictionnel. Celui-ci permet de réunir devant le même juge et sous les mêmes règles de droit l’ensemble des litiges opposant les opérateurs économiques impliqués dans les actes de construction portant sur ces ouvrages publics concédés, du concessionnaire aux entreprises, à leurs sous-contractants et à leurs assureurs.

(1) TC, 17 décembre 2001, Société Rue Impériale de Lyon c/ Société Lyon Parc Auto , n° 3262
(2) TC, 17 janvier 1972, SNCF c/ Entr. Solon et Barrault, n° 1966.
(3) CE, sect. 30 mai 1975 Société d’équipement de la région Montpelliéraine, n°86738, Rec. p.326
(4) TC, 7 juillet 1975, Commune d’Agde, n°002013, Rec. p. 798
(5) CE, 17 juin 2009, Sté anonyme d’économie mixte nationale de Bibracte, n°297509, Rec. T. p. 667


Retrouvez l'article original ici...

Vous pouvez aussi voir...