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Interviews de détenus : C'est possible !

Actualités du droit - Gilles Devers, 21/06/2012

La CEDH ouvre une porte des prisons, … ou plutôt elle libère un peu le...

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La CEDH ouvre une porte des prisons, … ou plutôt elle libère un peu le petit écran. Dans une affaire intéressant la Suisse, la CEDH estime abusif le refus de principe opposé à une chaîne télé de faire l’interview d’une personne détenue (34124/06, 21 juin 2012).

L’affaire

liberté de la presse,prison,suisseLa toile de fond de cette décision de la CEDH, est une affaire criminelle qui a passionné la Suisse au cours de l’année 2004. Des amis pourront-ils peut-être rafraichir la mémoire…

Une femme avait été condamnée à de la prison ferme pour meurtre. Mais, depuis l’origine, elle protestait de son innocence et elle disposait de nombreux soutien dans la population.

Une affaire intéressante pour la télé,… à coup sûr ! Mais là où la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR) avait innové, c’est qu’elle avait eu l’idée d’aller faire une interview en prison, soit au centre pénitentiaire de Hindelbank, dans le canton de Berne, pour l’une des ses grandes émission d’info, « Rundschau ».

La direction de la prison a refusé, avançant des motifs tenant au maintien du calme, de l’ordre et de la sécurité dans l’établissement ainsi qu’à l’égalité de traitement entre les détenues.

La Chaîne a passé les étapes des recours, et le Tribunal Fédéral, le 6 février 2006, a confirmé ce refus. Pour le Tribunal, l’article 16 § 3 de la Constitution fédérale ne garantit que « l’accès à des informations généralement accessibles ». Il ajoutait que l’accès de la télé à la prison était susceptible de porter atteinte aux droits de la personnalité des codétenus.

La CEDH rappelle d’abord les bases liberté de la presse,prison,suisse

La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (Handyside, 7 décembre 1976 ; Editions Plon, no 58148/00 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July [GC], nos 21279/02 et 36448/02, et Axel Springer [GC], no 39954/08).

La Cour rappelle que sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les Etats contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer, no 41205/98).

Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (Karhuvaara et Iltalehti, no 53678/00). Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (Petrenco, no 20928/05 ; Petrov, no 27103/04).

La Cour doit ainsi examiner soigneusement les motifs avancés par les juridictions internes à la lumière de ces principes. Cependant, elle ne doit pas se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de son pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable. Même un Etat contractant qui agit de la sorte reste soumis au contrôle de la Cour quant à la compatibilité de son comportement avec les engagements résultant pour lui de la Convention (Sunday Times, 26 avril 1979). La Cour doit se convaincre que l’ingérence en cause, ainsi que les motifs des juridictions internes la justifiant, correspondaient bien à un « besoin social impérieux ». S’il n’en allait pas ainsi, la protection accordée par la Convention à cet égard serait vidée de son sens puisque ce texte vise à protéger des droits concrets et effectifs. Ce principe doit aussi être respecté quand il s’agit d’apprécier une ingérence dans le droit à la liberté d’expression (Stoll [GC], no 69698/01).

La Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et, en particulier, si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Steel et Morris, no 68416/01).

Alors comment a jugé la CEDH liberté de la presse,prison,suisse

Les intérêts en jeu

Cette affaire avait suscité en Suisse un intérêt considérable. Il est certain qu’un reportage sur A., qui avait été condamnée dans le cadre de la même affaire de meurtre et qui avait toujours contesté sa culpabilité, était de nature à susciter l’intérêt du public, d’autant plus si le reportage comprenait une interview filmée dans le centre de pénitentiaire où elle purgeait sa peine.

Le fait que les séquences prévues auraient dû être diffusées dans « Rundschau », une émission d’information réputée très sérieuse, témoigne de l’intérêt suscité par le sujet sur lequel portait la demande de la requérante.

Dès lors, l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre d’une émission télévisée consacrée à un sujet d’intérêt général majeur étant en jeu, les autorités suisses ne disposaient que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger que la mesure incriminée répondait à un « besoin social impérieux ».

Sécurité et droits des autres détenus

La SSR voulait filmer la détenue de manière générale et l’interviewer, mais elle ne voulait pas filmer les installations techniques sur les lieux et dans les différents bâtiments. Le tournage ne devait pas durer plus de deux ou trois heures et pouvait avoir lieu pendant les heures de travail des autres détenues. Le tournage pouvait se dérouler dans la pièce réservée aux visites de la prison, qui pouvait être fermée aux autres détenues.

Selon la Cour,  ni les instances internes ni le Gouvernement n’ont indiqué en quoi l’ordre ou la sécurité dans l’établissement auraient pu être concrètement et effectivement menacés par la production prévue.

La SSR a ajouté qu’il aurait fallu encore trouver un accord précis sur les modalités techniques du tournage, et selon la Cour, les autorités compétentes auraient dû permettre à la requérante de soumettre ses propositions concrètes tendant à ce que le tournage puisse se dérouler sans nuire au bon fonctionnement, à l’ordre et à la sécurité dans l’établissement.

La présence sur place d’un seul caméraman et d’un journaliste n’était susceptible ni de perturber le fonctionnement de l’établissement ni de représenter une menace pour la sécurité. En tout état de cause, pour assurer la compatibilité avec la liberté d’expression de la mesure prise par elles, les autorités suisses auraient dû examiner ce volet technique de la demande de la requérante.

Devoir de protéger

Le Gouvernement fait valoir son devoir de protéger A. contre une exposition excessive. Or, la détenue  avait donné son accord, de manière éclairée.

Apport de l’interview

Le dernier argument était que la SSR pouvait faire une émission thématique sur cette personne, voire avec une interview téléphonique, mais sans la diffusion d’images.

Or, l’article 10 protège les idées, mais aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient pas aux juges se substituer aux médias pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter.

Conclusion

Pour la CEDH, les autorités suisses ne démontrent pas de manière convaincante que l’interdiction de filmer dans l’établissement, prononcée de manière absolue, était strictement proportionnée aux buts poursuivis et correspondait, dès lors, à un « besoin social impérieux » au sens de la jurisprudence.

C'est donc une décision très intéressante, et qui va donner des idées à nos amis journalistes. Attention, la CEDH n’a pas donné un feu vert général ! Elle souligne l'intéret de cette affaire, le sérieux du travail des journalistes, et l'absence d'incidence sur le cours de la Justice. La cadre de son approche aurait été différent si on se situait ans l’avant-procès, sous le régime de présomption d’innocence, ou en cas de risques tangibles de trouble à l’ordre public, notamment en fonction de la nature de l’infraction.  

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