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Les brouillons de l'Holocauste

Justice au Singulier - philippe.bilger, 27/01/2015

Tout ce qu'il y a d'exceptionnel dans cette enquête ne serait-il pas généralisable ? Sur les sujets d'actualité, pour les débats politiques, sur les thèmes brûlants d'aujourd'hui - et il y en a ! -, pourquoi ne mettrait-on pas en oeuvre cette infinité de regards et de pensées au lieu de nous imposer des conversations faussement libres avec des animateurs faussement impartiaux ? Il y a d'autres guides que l'horreur.

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Médiatiquement on pouvait craindre le pire, le prêchi-prêcha habituel, le commentaire plein d'enflure comme si la tragédie et la mort de millions de Juifs ne se suffisaient pas à elles-mêmes, avec inévitablement une forme de lassitude face à l'indignation répétitive.

Pourtant, on aurait eu tort de ne pas regarder, sur France 2, présentée par Elodie de Sélys, la remarquable enquête "Jusqu'au dernier : la destruction des Juifs d'Europe". Elle avait été annoncée avec cette bonne conscience promotionnelle qui souvent fait douter de la qualité du produit.

Pourquoi cette analyse de la genèse du génocide depuis ses racines sort-elle de l'ordinaire et aurait mérité, pour une fois, d'être vue et comprise par tous, d'être diffusée dans les classes ?

Parce que, d'abord, précisément elle a la modestie de demeurer une analyse. Mêlant archives passionnantes et réflexions, elle décrit clairement ce qu'on peut appeler "les brouillons de l'Holocauste", cette montée de plus en plus éprouvante, sadique, opératoire de la haine du Juif par les nazis.

Elle nous expose le pourquoi et le comment. Elle nous fait entrer dans la tête des bourreaux et dans la psychologie singulière et collective des victimes. Elle décrit, raconte, explique, montre et n'impose pas au téléspectateur une conclusion qui va de soi.

Les humiliations, les interdictions, le cloisonnement, la volonté, par tous moyens, de les contraindre à quitter l'Allemagne, les spoliations, l'acharnement à trouver en permanence un degré de plus dans l'exclusion, la Pologne avec ses ghettos, Varsovie avec le sien surpeuplé, des morts, des massacres déjà, mais des tâtonnements nazis, des improvisations, des recherches, des hésitations comme si l'horreur finale n'était pas encore inscrite dans la tête des décideurs, fatale parce qu'on connaît l'issue, éradication des communautés juives, pas à pas, avec méthode certes mais sans qu'on puisse deviner alors, sauf pour les plus lucides, que l'aboutissement serait dans les camps d'extermination.

On peut aujourd'hui se demander, face à ces "brouillons" de la "solution finale", pourquoi tous les juifs menacés, inquiets, harcelés, privés de tout, et d'abord de leur dignité d'hommes et de femmes, ne sont pas partis vers des pays plus cléments ?

Ceux-ci n'en voulaient pas, ou alors au compte-gouttes.

Surtout il était inconcevable, au sens propre, pour ces malheureux, de prévoir la singularité atroce de ce qui allait suivre. A chaque étape de la violence, il y avait une sorte de soulagement amer comme si elle allait être la dernière, comme si ce qu'on avait subi serait enfin la fin d'un calvaire au quotidien supporté parce que leur vie, pour la plupart, était encore préservée.

Deux moments clés.

La Nuit de Cristal au mois de novembre 1938 où un degré de plus est franchi, Hitler autorisant qu'on laisse les nazis de la base se livrer à tous les débordements. Et ce fut un déchaînement partout en Allemagne.

Goering, même lui, admettant qu'on ne peut tout de même pas laisser mourir les Juifs de faim et Heydrich, l'âme damnée d'Himmler, semblant ne pas rejeter cette éventualité.

Si cette enquête historique - tout est vrai, tout est vérifiable - est aussi décisive, c'est à cause de la technique qui est mise à son service. Une pluralité d'historiens allemands, américains, anglais, suisses, français et israéliens informant sans passion mais avec rectitude, rigueur, quadrillant, sans rien omettre, le sujet de la destruction des Juifs d'Europe, offrant avec leurs échanges croisés une vision, à la fois consensuelle mais diverse, des prémices de l'Holocauste.

Avec l'apport d'archives que pour ma part je n'avais encore jamais vues et qui font apparaître ce qui est rarement perçu : la joie mauvaise avec laquelle cette descente aux enfers des Juifs est conçue, élaborée, avec un mélange d'odieuse bureaucratie et d'immoralité humaine. Le sourire abject devant un désastre menant insensiblement mais sûrement vers l'Holocauste. Ils ne le savent pas encore probablement mais c'est comme s'ils pressentaient que le meilleur, pour le nazisme, est à venir.

Attendant avec impatience la suite, je m'interroge.

Tout ce qu'il y a d'exceptionnel dans cette enquête ne serait-il pas généralisable ? Sur les sujets d'actualité, pour les débats politiques, sur les thèmes brûlants d'aujourd'hui - et il y en a ! -, pourquoi ne mettrait-on pas en oeuvre cette infinité de regards et de pensées au lieu de nous imposer des conversations faussement libres avec des animateurs faussement impartiaux ?

Il y a d'autres guides que l'horreur.


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