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Une France de petits inquisiteurs

Justice au singulier - philippe.bilger, 14/02/2014

Quel est le pire avenir ? Celui de comportements racistes et antisémites qui ponctuellement déchirent une société s'appuyant sur un pouvoir raisonnable et une justice efficace pour les réduire et les condamner ? Ou celui d'une société rendue folle par la multiplication de policiers de la pensée ? Veut-on vraiment, pour riposter au pire, une France de petits inquisiteurs ?

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Tout est parti bizarrement d'une appréciation de Ned Rorem sur le couple que formaient le compositeur Georges Auric et sa femme peintre Nora, rapportée par Renaud Machart dans son billet du Monde : «Leur célébrité a dépassé leur valeur».

Ce constat spirituellement exprimé m'a semblé pouvoir être aisément généralisé : le monde médiatique notamment éprouve une dilection particulière pour les fausses gloires que son aveuglement crée et que sa paresse intellectuelle et promotionnelle fait culminer au détriment d'autres plus légitimes.

Ce hiatus entre une réalité et sa représentation, si révélateur aujourd'hui dans les univers politique, social et culturel, explique un certain nombre de dérives moins futiles, plus préjudiciables à la démocratie, qui ont conduit un pouvoir à l'affichage ostensiblement éthique à favoriser une société d'inquisiteurs, une police de la pensée au quotidien. La proclamation exaltée d'une morale gouvernementale - et je ne parle pas que des réactions pour l'affaire Dieudonné, les manifestations de Jour de colère et celle du dimanche suivant, impressionnante et tranquille - non seulement n'a pas entravé la montée de paroles et d'actes racistes mais les a d'une certaine manière favorisés. Tant dénoncer le pire, sans cesse et avec vigueur, paradoxalement le place au centre du débat républicain et promeut ce qu'il conviendrait d'étouffer par le silence et de combattre par l'action. La politique est l'art de vaincre ce que la parole ne tue pas mais souvent conforte.

Ce gouvernement accomplit exactement l'inverse. Pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler la performance médiatique de Manuel Valls à «Des paroles et des actes», louée par les trois «juges» étrangement consensuels à la fin de l'émission. Je me souviens particulièrement des deux séquences, quasiment répétées mot pour mot, où notre ministre de l'Intérieur s'est abandonné à son exercice favori depuis quelques semaines : vitupérer le diable pour mieux s'attirer les bonnes grâces des citoyens conquis par cette éthique martiale et d'un président de la République paré d'une aura humaniste à défaut de l'être par une réussite éclatante.

Le bilan de cette stratégie aberrante est établi par la chute substantielle de Manuel Valls dans différents sondages. Ce qui est mis en cause tient non seulement, à mon sens, aux mauvais résultats de 2013 pour la lutte contre l'insécurité, les atteintes aux biens et moins aux personnes mais aussi - non pas parce qu'il aurait été moins ministre de l'Intérieur en ces circonstances (Le Parisien) - au ton paroxystique, outrancier et si clairement joué dont il a fait preuve lors de ses accès récents de moralisme médiatique.

Ces démarches obsessionnellement assénées ont eu pour conséquence d'amplifier ce qu'elles prétendaient détruire. L'indignation suscitée chaque jour par telle ou telle transgression indécente ou illégale suffit largement à le démontrer. C'est donc que cette méthode violemment pédagogique, ces injonctions de maître à des citoyens infantilisés, ne parviennent pas à éradiquer de la France d'aujourd'hui le fantasme abusif des années 30 mais surtout les comportements minoritaires, écrits, paroles et gestes, qui sont véritablement à proscrire.

Le caractère hystérique du débat public - à la fois pour «la bonne cause» et par posture politique - aggrave ce qui est à abolir, autant que le pourrait une République respectant la liberté d'expression et une Justice qui n'oublierait pas l'état de droit. Mais il a aussi pour effet, ce qui est une conséquence au moins aussi dommageable que la pollution raciste et antisémite, d'avoir légitimé, en même temps que son expression paroxystique et en apparente cohérence avec elle, une France de petits inquisiteurs, de fouineurs médiocres, de tristes sentinelles montant la garde en permanence devant la pensée d'autrui et ce qu'elle pourrait exprimer non pas même de dangereux ou de sulfureux mais de non convenu et de singulier.

Pour le racisme et l'antisémitisme, on a, à foison, des Elliot Ness du pauvre dont la seule occupation est de débusquer le licite et l'intéressant pour les soupçonner d'être scandaleux ou nauséabond - ils ont le goût si raffiné et l'odorat si fin qu'un rien les trouble et les met en état d'accusateurs sans mandat.

Plusieurs exemples des pratiques de ces justiciers à plein temps.

Deux membres du Parti socialiste saisissent le CSA parce qu'Alain Finkielkraut, confronté à Manuel Valls, a osé faire allusion aux «Français de souche», et c'est intolérable ! La réplique n'a pas tardé !

Patrick Cohen s'en prend vigoureusement à Daniel Schneidermann et Frédéric Taddéï. Pourquoi pas ? Mais était-il nécessaire de leur imputer, par pure et injuste polémique, d'avoir suscité une réaction antisémite à son encontre ?

Avant cette polémique, Caroline Fourest, telle que l'encens médiatique et son omniprésence l'ont façonnée : aigre et mesquine à l'encontre de Frédéric Taddéï toujours, au moment où était évoquée la disparition de son émission. A voir et à entendre cette adversaire, on est rassuré sur le caractère irremplaçable de la liberté qu'il offre.

Frédéric Haziza, journaliste sur LCP et à Radio J, a été victime de propos antisémites et a écrit un livre sur l'extrême droite loué, comme un rituel, par les ministres l'évoquant. Ces données l'autorisent-il à se camper en inlassable dénonciateur et en découvreur, chez les autres, d'un antisémitisme qui leur est étranger ? Ainsi, Eric Naulleau aurait fait le geste de la quenelle. Ainsi, Schneidermann serait «l'idiot utile des dieudonnistes». Ainsi, Causeur et Elisabeth Lévy auraient interviewé Dieudonné de manière complaisante. Ainsi, j'aurais de «curieux raccourcis de Ilan Halimi à Alain Soral en passant par Heidegger et Céline» et, sur Twitter, au sujet de mon billet sur Soral qu'il suffit de lire pour porter un jugement honnête, il s'interroge : «Complaisance, compromission ou collaboration ?» Je réponds : analyse et liberté.

Sans oublier certains qui, toujours sur Twitter, ne sont pas loin de considérer que la lutte contre le racisme et l'antisémitisme devrait être le seul objectif d'une politique pénale, crimes et délits venant largement après les méfaits immatériels de la parole dévoyée !

Ce monde que la gauche morale est en train de nous fabriquer devient irrespirable. Faut-il accepter, en courbant l'échine, d'hypocrites mises en cause, de piètres suspicions et de médiocres insinuations ? Va-t-il falloir demander, à Frédéric Haziza et à ceux lancés dans une quête éperdue et suspicieuse d'antisémites plus que de racistes d'ailleurs, la permission de penser, d'écrire et de parler ?

Quel est le pire avenir ?

Celui de comportements racistes et antisémites qui ponctuellement déchirent une société s'appuyant sur un pouvoir raisonnable et une justice efficace pour les réduire et les condamner ? Ou celui d'une société rendue folle par la multiplication, avec une bonne conscience totalitaire, de policiers de la pensée ?

Veut-on vraiment, pour riposter au pire, une France de petits inquisiteurs ?

(Ce billet, grâce à l'aimable autorisation de FigaroVox, reprend presque intégralement le texte déjà publié le 10 février et a pris acte de la courtoise et vigoureuse réplique qui m'a été faite par Frédéric Haziza dans Figarovox du 13 février).


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