Actions sur le document

L’éruptif, obsessionnel et glaçant Maurice Agnelet

Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 21/03/2014

Le vieux monsieur fatigué et méconnaissable, au teint cireux et à la barbe blanche, qui grimpait péniblement les marches du palais de justice de Rennes au premier jour de son procès, lundi 17 mars, et qui se laissait choir sur … Continuer la lecture

Lire l'article...

Le vieux monsieur fatigué et méconnaissable, au teint cireux et à la barbe blanche, qui grimpait péniblement les marches du palais de justice de Rennes au premier jour de son procès, lundi 17 mars, et qui se laissait choir sur son banc d'accusé, comme indifférent au brouhaha qui l'entourait, ce vieux monsieur là n'est plus. Quatre jours d'une audience prévue pour durer quatre semaines ont suffi à réveiller l'autre personnage, le fascinant et glaçant Maurice Agnelet.

Le temps qui a décharné son corps a aiguisé les traits de son caractère. L'homme des deux premiers procès, vêtu de tweed et de velours, se protégeait encore. Le septuagénaire engoncé dans une veste de survêtement polaire noire est à l'os. Eruptif, incontrôlable, enfiévré, décalé, obsessionnel.

C'est arrivé doucement, sous les questions d'apparence bonhomme du président de la cour d'assises, Philippe Dary, qui a d'abord ouvert l'un après l'autre les chapitres de la sombre biographie de Maurice Agnelet. Il sort tout juste de l'adolescence quand son frère aîné, étudiant en médecine, se suicide. "Le père et la mère – ainsi parle-t-il de ses parents – n'acceptaient pas sa liaison avec une fille de tailleur, ils ne trouvaient cela pas assez bien pour un Agnelet", dit-il. Ce frère avait déjà tenté une première fois de mettre fin à ses jours. "Quand il l'a appris, raconte Maurice Agnelet, le père lui a dit : 'Un étudiant en médecine ne rate pas son suicide'".

C'est lui qui découvre le corps de son frère, plusieurs jours après sa mort dans l'appartement qu'il occupe en Savoie. Lorsque Maurice Agnelet prévient ses parents, ceux-ci lui demandent de s'occuper de tout. "Ils m'ont dit : 'Débrouille-toi, il n'y a plus à rien à faire de toute façon'"Il assiste seul à l'enterrement, ni son père ni sa mère ne jugent utile de faire le déplacement depuis Monaco.

Les années passent. Maurice Agnelet est devenu avocat, il est marié et père de trois garçons. Avant de mourir du sida, à 22 ans, son fils aîné, Jérôme, envoie une carte postale à ses parents, qui sont désormais séparés. Un long cri de haine et de douleur adressé à "Papa, maman et vice versa". Il a souligné le mot "vice". 

Devant la cour d'assises, la vie de Maurice Agnelet continue de défiler à grand pas. Le voilà maintenant quadragénaire. On est au mitan des années 1970. Il a plusieurs maîtresses, préside la Ligue départementale des droits de l'homme et monte à une vitesse fulgurante dans la hiérarchie du Grand Orient, dont il est devenu membre dès sa majorité. "C'était pour moi le meilleur moyen de trouver une famille", dit-il.

C'est dans ces années là qu'il rencontre Agnès Le Roux, une belle et riche jeune femme de 25 ans, qui rêve de donner un tournant à sa vie. Son couple bat de l'aile, elle choisit Maurice Agnelet pour la procédure de divorce. Il devient son amant. Cela fait déjà quelques années que l'avocat gravite dans le cercle des Le Roux, fasciné par la richesse de cette famille, actionnaire du joyau architectural de la Promenade des Anglais à Nice, le Palais de la Méditerranée, qui est alors le deuxième casino de France. Maurice Agnelet, qui a donné quelques conseils juridiques à Renée Le Roux, la mère, avant d'être écarté, voit avec dépit lui échapper le poste de directeur du casino, qu'il convoite.

Agnès sera sa proie. Tombée éperdument amoureuse de l'avocat, la jeune femme revendique son autonomie financière et veut toucher sa part d'héritage en vendant ses parts du casino. Mais elle bute contre la volonté de sa mère de maintenir l'indivision familiale. L'omniprésent Agnelet est à la manœuvre. Il la présente à l'ennemi juré de la famille, Fratoni, déjà propriétaire du casino rival qui, moyennant trois millions de francs de l'époque, achète le vote d'Agnès Le Roux, faisant perdre à la société familiale la majorité dans le Palais de la Méditerranée. Quelques mois plus tard, après avoir déposé l'argent sur un compte en Suisse et donné procuration sur ce compte à son amant, Agnès disparaît.

Assis dans le box, l'accusé écoute d'un air distrait Catherine, Patricia et Jean-Charles Le Roux dire leur certitude de sa responsabilité dans la mort de leur sœur. Pour ce troisième face-à-face dans une cour d'assises, seule Renée Le Roux manque à l'appel. Agée de 92 ans, elle n'a pas eu la force de mener ce dernier combat.

Mais elle entre dans la salle d'audience, cette mère, portée par les mots de son fils Jean-Charles. "Elle a consacré sa vie, sa santé, son argent pour trouver la vérité. Elle ne faisait que cela. Elle a suivi toutes les pistes possibles pour rechercher sa fille, elle n'a plus jamais pris de vacances, a renoncé à toute sortie, elle a perdu la vue à force de lire des documents, des dossiers, des lettres, tout ce qui pouvait lui donner un espoir", raconte-t-il. Jean-Charles Le Roux dit aussi, pour la première fois, l'épreuve qu'a représenté, pour les trois autres enfants, cette traque incessante, cette course contre le temps judiciaire, sans lesquelles Maurice Agnelet n'aurait jamais comparu devant une cour d'assises. "Elle est restée bloquée sur la disparition d'Agnès. C'était difficile pour nous, nous avions nos vies à construire, mais on ne pouvait pas la blâmer."

Avec des mots simples, tendres, que ni le temps ni les deux procès précédents n'ont usés, les sœurs et le frère d'Agnès Le Roux décrivent la jeune femme "généreuse, vive, gaie, entreprenante, un peu rebelle" qu'elle était. Maurice Agnelet hausse les épaules et s'agace quand elles évoquent le changement de comportement intervenu chez elle, dans les semaines qui ont précédé sa disparition, et les deux étranges tentatives de suicide qu'Agnès Le Roux a faites au début du mois d'octobre 1977. "Elle était en larmes, elle avait des traces de coups et des hématomes sur les épaules", raconte Patricia Le Roux.

Il écoute aussi Jean-Charles le Roux décrire ces semaines de novembre 1977 où il s'inquiète du silence inhabituel de sa sœur. Jean-Charles a alors 19 ans, il est le cadet des quatre enfants de la famille, et il est surtout le plus proche d'Agnès. Malgré leurs huit ans d'écart, ils sont inséparables. Elle veille sur lui, l'emmène en vacances, l'initie à la musique et au cinéma, l'appelle tout le temps, même si ces deniers mois, il voit Maurice Agnelet prendre de plus en plus de place dans sa vie. Lorsque, après le week-end de la Toussaint qu'elle avait projeté de passer avec son amant, elle ne décroche plus son téléphone, il s'étonne. Laisse en vain des messages sur son répondeur et se décide à joindre Maurice Agnelet à son cabinet. "Pour moi, ils formaient un couple, explique t-il. Donc, comme je n'ai  pas de nouvelles d'Agnès, c'est lui que j'appelle. Et là, il a une réaction très étrange. Il m'a dit : 'Je ne peux pas dire que j'ai des nouvelles, je ne peux pas dire que je n'en ai pas. Elle est allée se mettre au vert, elle a pris le large, ne t'inquiète pas'." 

Jean-Charles Le Roux laisse passer un peu de temps, rappelle à nouveau. "Il était toujours très disponible pour moi au téléphone, il me rassurait, me disait qu'elle faisait la fête. Pour moi, il était le rempart d'Agnès. Et je revenais à la maison et je rassurais à mon tour ma mère et mes sœurs."

Maurice Agnelet accepte même une fois, lors d'un rendez-vous, de prendre la lettre que Jean-Charles lui confie pour sa sœur. Un jour, l'avocat lui glisse : "Tu sais que la disparition de ta sœur profite à ta mère." Et il ajoute : "J'ai des instructions très précises déposées dans des coffres si elle meurt. Il est possible que je sache quelque chose mais qu'on me fasse jurer de garder le secret, mais à toi, je le dirais quand même." Jean-Charles Le Roux évoque alors un détail, au fil de sa déposition. Alors qu'il doit rembourser sa sœur d'un prêt qu'elle lui avait consenti pour acheter des instruments de musique, on lui a demandé de faire ses virements sur un compte appartenant... au père de Maurice Agnelet.

A ces mots, l'accusé se lève comme un diable de sa place et s'écrie, pointant son index vers Jean-Charles Le Roux : "Il y a une reconnaissance de dette ! Il y a une reconnaissance de dette !"

Dans la salle d'audience, chacun le dévisage, stupéfait.

Le président de la cour intervient. "Mais la dette, tout le monde s'en fiche ! s'exclame-t-il. Vous n'avez rien d'autre à dire à Jean-Charles Le Roux ?"

- J'entends tellement de choses. Et tout cela parce qu'on dit que j'ai tué Agnès. Mais je n'ai pas tué Agnès !"    

Il se rassoit en bougonnant. Jean-Charles Le Roux reprend la parole. "Je m'en veux terriblement. Comme il ne manifestait aucune inquiétude, je me disais que je ne devais pas m'inquiéter moi-même. Et le temps passait. Du coup, je pense que j'ai une part de responsabilité dans le fait que les recherches de la police se sont déclenchées avec retard." Quatre mois s'écouleront avant que la famille ne porte plainte contre X. Le corps d'Agnès Le Roux n'a jamais été retrouvé.

 


Retrouvez l'article original ici...

Vous pouvez aussi voir...